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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/13

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telle de cent louis… Je peux me vanter d’avoir commis une bévue ! Ce n’est pas le chauffeur de l’auto, c’en est le « monsieur » ! Je tente de m’excuser.

— Mon Dieu ! monsieur, que je regrette mon erreur !… Je ne pouvais pas savoir… Dans cette obscurité et avec ces peaux d’ours qui se ressemblent toutes, comment faire la différence ?

— Je ne m’en formalise pas, mademoiselle, je vous l’assure. Ça m’est parfaitement égal d’être pris pour mon chauffeur : d’ailleurs il est beaucoup plus distingué que moi.

Parbleu ! Lui, ça l’amuse. Il doit se moquer de moi. Je dis, prenant un air plein de dignité :

— Maintenant, voulez-vous arrêter, je vous prie, pour que je puisse descendre…

— Ah ! non, par exemple : vous êtes trop jolie. Comment pouvez-vous penser que je vais laisser aller seule, à la nuit tombante, et dans ces parages, une frimousse comme la vôtre ? Je vous dois aide et protection, en galant chevalier. Et puis, je ne tiens pas à me priver de votre compagnie si rapidement…

— Mais, monsieur, je ne veux pas…

— Si vous continuez à résister, j’augmente la vitesse, je fais du quatre-vingts à l’heure… Dans Paris, à ce train-là, au bout de cent pas, nous aurons sûrement écrasé quelque chose, homme ou bête. Décidez-vous.

Me décider ! ce serait difficile, à présent : je viens d’être prise d’un accès de fou rire, de ce rire nerveux qu’on ne peut interrompre. La drôlerie, l’inattendu de la situation et même l’émotion… Il n’en faut pas plus.

Mon compagnon s’épanouit, l’air satisfait… C’est clair, il doit me prendre pour ce que je ne suis pas. Qui sait s’il ne se figure par-dessus le marché, que j’ai combiné la rencontre, que c’est mon « genre » d’attendre les automobilistes dans les quartiers déserts. À cette idée, je suis tellement furieuse que j’en reprends mon sérieux, du coup.

Pendant ce temps, mon inconnu a continué son chemin. Nous arrivons à l’Étoile. De nouveau, il demande :

— Voyons, mademoiselle, ne vous obstinez pas : où voulez-vous que je vous mène ?

Ma foi, puisque la bêtise est faite… autant me laisser reconduire : il est tard. Je réplique :

— Prenez l’avenue Friedland et le boulevard Haussmann… Vous me déposerez devant l’église Saint-Augustin.

— Ah ! ah ! mademoiselle ne veut pas donner son adresse ?

— Pensez-vous, mon cher monsieur !

— Après tout, mademoiselle est peut-être une cloche égarée qui regagne sa paroisse… Quoiqu’elle n’ait rien de canonique.

— Évidemment : mon étourderie vous autorise à me juger mal.

— Par principe, je ne juge jamais une jolie femme que sur sa mine ; c’est vous dire que je vous trouve pleine de qualités…

— On ne peut mieux unir le madrigal à l’impertinence…