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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/16

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me présente quelques-uns de ses admirateurs du moment. Devant un grand monsieur sans âge (on dit des gens qu’ils sont « sans âge » lorsqu’ils commencent à en avoir trop), au teint brouillé, aux yeux verdâtres, qui, selon l’expression de Pierre Veber, porte la moustache « en escroc », père m’annonce : « Lucien Chevalier » et ajoute sommairement, en me désignant : « C’est Nicole. »

Lucien Chevalier ?… Ah ! oui, le romancier. Un pondeur de feuilletons pseudo-littéraires tristes à faire vomir feu Ponson du Terrail. Il s’incline, me baise la main ; avec, au fond des yeux, une hésitation, une perplexité, que j’interprète ainsi : « Nicole ? Qui est-ce, Nicole ? Une parente, une amie de Fripette ?… Quel ton prendre pour ne pas gaffer ? » Dans le doute, il salue et passe.

Un garçon aux cheveux longs, emphatique et verbeux, vient congratuler papa, puis me dévisage vaguement de ses yeux myopes. Cette figure blême, au faciès de morphinomane, ce regard bleu pâle, atone et flottant ?… Je reconnais Camille Léon, en me rappelant immédiatement des petits échos de feuilles scandaleuses. Ce Léon est un homme de lettres sans talent qui s’efforce de s’imposer, grâce à une publicité douteuse, en affichant sa liaison équivoque avec le grand écrivain Claudières, l’énigmatique et misogyne Jean Claudières. Est-il vrai, le potin conté, entre tant d’autres, dans les colonnes du Raffut et de l’Indécent ?

Papa, pour s’en débarrasser, l’interroge, rosse et bon enfant :

— Et votre ami, ce cher Claudières, comment va-t-il ?

— Jean ? Il est un peu souffrant. Il se repose ; il voyage dans le Midi.

Un groupe d’amis les séparent, comblant père d’éloges affectueux. Et, tout à coup, une voix murmure à mon oreille :

— Vous voyez bien, mademoiselle, qu’on finit toujours par se retrouver.

Je me retourne brusquement : une figure colorée, éclairée d’une paire d’yeux rieurs, barrée d’une grande moustache rousse, à la gauloise… C’est le monsieur de l’auto, mon chauffeur de l’autre jour — ou plutôt de l’autre soir !

Je reste interdite. Que fait-il ici ? Le voici qui parle à papa, maintenant, qui lui serre la main… Ils se connaissent donc ? Père renouvelle son insuffisante formule de présentation :

— Paul Bernard… Nicole.

Mais l’autre ne s’en étonne guère ; habilement, il manœuvre de façon à m’isoler dans un coin, à côté d’une fenêtre, et me regarde en souriant prêt à recommencer le marivaudage. Reprenant mon aplomb, je le préviens et déclare la première, acerbe et coquette :

— Heureux pour vous, cher monsieur, que le hasard nous ait ménagé cette rencontre imprévue… car, ce n’est pas votre zèle à me rechercher qui eût pu vous servir en la circonstance… Pour quelqu’un curieux de me connaître, avouez que vous avez abandonné bien facilement l’aventure…

Amusé, il réplique, non sans raison :

— Comme c’est féminin, ça : vous me reprochez maintenant d’avoir fait ce que vous me demandiez. Je me suis engagé à ne pas vous suivre, sur votre promesse de visite… Suis-je un homme d’honneur ?… J’ai tenu parole.

— Oh !… par indifférence… ou par naïveté.

— Parbleu ! Je m’y attendais. Soyons roublards : la femme nous accuse de déloyauté, d’indignité, de muflerie, de canaillerie… et j’en passe. Montrons-nous honnêtes et confiants : elle nous traite de jobard. Aussi ai-je pris un moyen terme : je vous ai obéi parce que j’étais sûr de vous retrouver en me servant de mes propres ressources.

— Ah ! bah ! Je suis curieuse de savoir comment.

Mais papa s’approche de nous. Me signalant les invités qui s’éloignent, il annonce :

— Si tu veux voir le commencement du dernier acte, il est temps de rentrer dans la salle. Je te reconduis et je reviens ; j’ai quelques raccords à noter, dans le bureau…

Comme il paraît énervé et préoccupé, mon « chauffeur » en profite astucieusement pour lui proposer :

— Voulez-vous, mon cher, que j’accompagne mademoiselle, à votre place ?

— Oui, oui, avec plaisir ! acquiesce papa, fébrile et distrait.

À cet instant, le souci d’urgents béquets lui fait oublier mon existence. Mais je suis trop intriguée pour me contenter de cela. Je m’arrange de manière à rester un peu en arrière ; et, tout bas, je demande des explications à papa :

— Qui est donc ce Paul Bernard ? Tu ne m’en avais jamais parlé ?

— Comment ! Son nom ne te dit rien ? Mais, voyons, c’est le fils d’Isidore Bernard, l’inventeur de la réglisse mauve ! Tu sais bien : «  Si vous êtes grippé, prenez des pastilles Bernard. Évitez les contrefaçons. »

« Isidore Bernard a laissé à son fils une fortune colossale… »

— Qu’est-ce qu’il fait, son fils ?

— La noce, jusqu’ici. Pour un oisif, il est cependant très intelligent et très cultivé. À