Aller au contenu

Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trente ans, il a épousé une femme aussi riche que lui : la fille laide d’un banquier viennois. Ils vivent en bonne mésintelligence : si leurs fortunes s’accordent, c’est le principal.

Me voici lestée d’utiles tuyaux. Je rejoins Paul Bernard, qui m’attendait discrètement à la porte du foyer. Nous traversons les couloirs déserts ; on trébuche, on se retient à l’appui branlant d’un mur incertain, encombré d’objets branlants. M. Bernard affecte de me soutenir : c’est très amusant. Voici la toile de fond ; je regarde : j’aperçois, en scène, Yvonne et Prévalle qui commencent l’acte ; et le trou noir de la salle, derrière la buée lumineuse de la rampe…

Enfin, nous rentrons dans la salle, nous nous glissons silencieusement à nos places. Là, nous reprenons la conversation à voix basses : moi, je connais ce dernier acte ; il y a beau jour que j’ai lu le manuscrit (c’est l’impression produite sur le public qui m’intéressera, à la fin), et mon compagnon se soucie plus de moi que de la pièce.

Je lui demande, revenant à mon point de départ :

— À présent, dites-moi ce que vous aviez imaginé pour me retrouver ?

— C’est très simple. Dans l’auto, vous m’aviez expliqué : « Je viens de rendre visite à une amie qui habite villa des Ternes. » Quand après cela, vous vous êtes avisée de faire la mystérieuse, j’ai pensé : « Va toujours, ma petite : je te repincerai !… »

— Vous pourriez-être plus poli, n’est-ce pas !

— Oh ! pardon.

Nous avons élevé la voix. De la baignoire voisine, un « Pchitt ! » terrible du critique aux yeux doux nous avertit de cette incorrection. Et Paul Bernard poursuit, dans un chuchotement imperceptible :

— Moi que vous accusiez d’indifférence à votre égard, je fus pris d’un tel désir de vous revoir, que j’eus la patience d’aller me poster, trois jours de suite, devant le numéro 96 de l’avenue des Ternes, pour guetter votre sortie, au cas où vous seriez venue chez votre amie. Vous faites-vous une idée de mon état d’esprit (moi qui suis accoutumé à me divertir), tandis que je me morfondais, sur le siège de mon auto, à surveiller les allées et venues des passants, en perdant inutilement ma journée ? Sans compter qu’on commençait à me regarder d’un drôle d’air… Les bonnes gens du quartier s’imaginaient peut-être que j’étais un gentleman-cambrioleur préparant un mauvais coup…

— Justement : ça devait vous procurer des sensations neuves.

— C’est ainsi que vous me plaignez !… À la fin, agacé, je décidai d’entreprendre une enquête discrète dans la villa… En m’adressant successivement à la concierge, au valet de chambre d’un peintre impressionniste, à un frotteur, au palefrenier d’une écuyère de cirque et à un accordeur de pianos, rencontrés durant mes recherches…

— Vous avez fait ça ?… Non, c’est roulant !

Il continue, imperturbable :

— … Je finis par savoir que la jolie blonde dont je leur donnais le signalement avait été aperçue entrant chez une ancienne actrice, nommée Eva Renaud.

— C’est exact.

— Malheureusement, lorsque je voulus interviewer la vieille bonne de ladite Eva Renaud, cette vénérable domestique se révéla incorruptible et refusa énergiquement de me renseigner. Ce fut alors, seulement, que je me décourageai…

— Eva Renaud est plus que mon amie : c’est ma marraine. Elle est ici, ce soir. Elle se dissimule un peu dans l’ombre de sa baignoire : pauvre femme ! Elle craint de paraître vieille… Tenez, la voyez-vous : juste en face de nous, pas loin de l’avant-scène où s’étale cette grosse dame qui a l’air d’un château de saindoux…