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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/20

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certaines contrées. Que dirais-tu, fillette, d’un petit tour sur la Riviera ?

— Je dirais : c’est chic !

— Tu m’amuses, Nicole, quand tu fais cette mine gourmande de petite fille qui guigne du dessert. Eh bien ! Partons à Nice, c’est convenu. Rien ne nous retient, n’est-ce pas ?

— Rien

— Quatre ou cinq jours pour les courses, les préparatifs. Nous serons là-bas la semaine prochaine. Où ai-je fourré l’indicateur ?

— Ça coûte cher, une saison à Nice. Je croyais que tu voulais — ou plutôt que tu avais l’intention de faire des économies ?

— Bah ! tu es trop sérieuse… Zut ! pour la sagesse. J’ai froid, moi, ici. À Nice, dans bien des maisons, il n’y a même pas de cheminées : on ne fait jamais de feu. Tu vois : en allant dans le Midi, nous éviterons des dépenses de bois et de charbon…

— Dis donc, moqueur, tu oublies que le propriétaire a installé ici un calorifère qui chauffe l’appartement…

— Es tu contente à l’idée de voir Nice, toi qui ne connais pas la Riviera ?

— Certes. Je me figure que Nice, ça doit être une ville de conte oriental, tout en or, avec le ciel et la mer comme médaillon d’émail bleu ; une terre de corail brûlé… des arbres exotiques, portant des fruits de topaze et de sardoine… tout ça éclairé par une lumière blanche et brillante, scintillant ainsi qu’un diamant liquide fluide…

« Bref, pour moi, Nice est un bijou de joaillerie moderne, tels ces pendentifs tarabiscotés de pierres multicolores… ou bien encore ; une image d’enlumineur japonais exagérée de pourpre…

— Bravo, ma reine Mab !… Tu en jugeras bientôt par tes propres yeux.

À ce moment, le groom entre dans la salle à manger et tend une carte à papa. Celui-ci dit :

— C’est bien… Une minute.

Et lorsque nous sommes seuls, me lance la carte d’une pichenette. Je lis :

Paul Bernard

— Crois-tu, fait mon père, c’est encore lui !… Voilà une chose cocasse : il ne se passe pas trois jours sans qu’il vienne nous voir. Je ne sais si tu as remarqué comme moi que ce bel engouement pour ma personne date de la générale de l’Aubaine ? C’est curieux d’observer à quel point le succès nous donne du prestige auprès des gens du monde, même au yeux d’un multimillionnaire tel que Bernard. Car, enfin, je ne le connaissais pas plus que ça… Je le rencontrais au théâtre, aux courses, dans les restaurants… Mais il ne m’avait jamais manifesté l’amitié qu’il me témoigne aujourd’hui !… Et aux Folies-Joyeuses, donc !… Il invite instamment le directeur à me demander ma prochaine pièce… Après tout, c’est peut-être l’actionnaire qui parle en lui : il a de gros intérêt dans la maison et se félicite que mon œuvre actuelle augmente la valeur marchande du théâtre… Quand on a du sang d’homme d’affaires dans les veines, on ne néglige aucun bénéfice…

Ô subtilité littéraire, finesse théorique ! vous servez l’homme de lettres lorsqu’il s’agit d’analyser des sentiments imaginaires, d’agencer habilement des scènes ingénieuses, ou de trouver le mot qui « porte »… Mais, vous le laissez dans la vie réelle aussi crédule, aveugle et désarmé que l’être le plus naïf — abandonnant ses facultés d’observation, son intelligence professionnelle, dès qu’il quitte la table de travail, tel l’ouvrier accroche à un clou les outils du métier en sortant d’un chantier, son labeur accompli !

Nous ouvrons la porte du salon. Paul Bertrand est là, humant l’odeur sauvage et poivrée d’une botte de chrysanthèmes jaunes. Il se retourne et dit gaiement, en voyant dans l’autre pièce la table encore servie, les compotiers de fruits, les serviettes taponnées :

— J’arrive un peu tôt, n’est-ce pas ?… C’est pour être certain de vous trouver. Voyez-vous, je suis terriblement sans-gêne, indiscret et mal élevé avec mes amis. Je ne me montre correct qu’à l’égard des gens qui m’embêtent… Ceux-là, je leur fais des visites convenables, à l’heure comme il faut, et je choisis les jours où ils sont sortis, afin de déposer simplement ma carte… Mais les autres, les types qui me plaisent ! je m’amène chez eux toujours en avance, empressé et matinal comme un bon cousin de province… Si je vous dérange, mettez-moi à la porte.

— Vous ne nous dérangez pas du tout, répond papa.

J’ajoute :

— Je vous comprends si bien, moi ! Je faisais la même chose pour mon institutrice : le jour du devoir de style, je venais à la leçon bien exactement, avec plaisir. Mais quand c’était le tour du calcul ! système décimal ou racine carrée, j’arrivais régulièrement en retard. Les visites ennuyeuses, c’est votre leçon d’arithmétique ?

— Excellente comparaison, remarque Paul :