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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/21

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les deux nous procurent une bonne migraine et des notions très justes sur les intérêts composés…

Papa, qui ne songe plus qu’à son idée de départ, l’avertit tout à coup :

— Vous avez bien fait de venir aujourd’hui. Dans huit jours, nous serons loin.

— Où allez vous ? interroge Bernard, surpris.

— À Nice. Nous filons. Ç’a été convenu à table, tout à l’heure, en déjeunant.

— Ah ! bah… Si vous ratez le train, ce ne sera pas votre lenteur à prendre des décisions qui vous aura retardé, toujours !

Pensive, je ne suis plus la conversation, et je me pelotonne au fond du canapé, en les regardant tout deux, mon père et mon ami. Car, j’ai un ami, maintenant ; ça me semble drôle. Enfant, j’ai vécu isolée, sans camarades, sans compagne. Mon institutrice me faisait l’effet d’une grammaire : c’était une femme sèche et routinière qui sentait le vieux livre et le renfermé. Plus tard, les mères éloignaient leurs jeunes filles avec soin de ma personne mal élevée. Papa ne fut qu’un affectueux boute-en-train, scintillant et voltigeant, une sorte de feu follet familier. Seule, ma maman, si elle fût restée de ce monde, eût pu devenir pour moi cet être rare qui s’intéresse à vous — sans intérêt ; vous avertit — sans vous conseiller ; vous écoute — sans vous trahir ; vous rend service — sans calcul ; et pense à vous — sans arrière-pensée… Enfin l’être parfait, le seul auquel on peut donner ce nom banalisé d’ami, qu’on dispense en général à tort et à travers, aussi facilement qu’une poignée de mains.

Et il faut que cette amitié, jamais rencontrée, me vienne d’une connaissance faite par hasard ; qu’on dise après cela que les rues de Paris sont dangereuses pour les jeunes filles seules : moi, j’y ai pêché un ami sincère… Il arrive bien quelquefois au chiffonnier de trouver un louis dans le ruisseau.

Oui, Paul Bernard est revenu me voir ; trois jours après la générale des Folies exactement. J’ai cru d’abord qu’il voulait poursuivre l’aventure, en agissant d’une autre manière ; qu’au lieu de me prendre pour une demi-mondaine novice, il allait me traiter à présent ainsi qu’une demi-vierge avertie ; me servir des propositions inconvenantes, entortillées de sentimentalité, comme des bonbons acidulés enveloppés de papier de soie. Et, finalement, glisser du flirt permis à l’amour défendu. Il y avait bien mon père… mais on se dit avec un rire de goujat ; « Le papa n’est pas gênant… »

Eh bien ! non. Paul Bernard s’est comporté sans machiavélisme. Je sens dans ses regards, dans sa voix, une franchise indéniable ; je l’amuse, je l’intrigue ; il est revenu parce qu’il est un de ces hommes — peu communs — qui savent aussi s’intéresser aux idées de jolies femmes (quand elles en ont), et il se console de ne pas posséder ma personne physique par la maigre compensation de connaître le petit animal moral que je lui dévoile avec un peu moins de défiance chaque jour… Il me marque une cordialité affectueuse, mêlée d’on ne sait quelle pitié émue…

C’est trop beau : je me méfie quand même.

Ainsi, ma rêvasserie se prolonge, tandis que je considère papa, sa tête fine, spirituelle, sa moustache ébouriffée, ses yeux clairs où brille du rire, et Paul, dont le visage, moins racé, comme modelé par une main grossière, est plaisant à force de santé ; il a un teint frais, des joues pleines d’homme bien portant ; ses yeux ne sont point malicieux, mais se posent longtemps sur chaque chose : ils observent ; ils reflètent une intelligence réfléchie.

Papa se lève, nous laisse sous un prétexte : je soupçonne ce père trop jeune de profiter des visites de notre ami pour s’aller prome-