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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/44

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que chose, derrière moi. Je me retourne : miséricorde !… le cocher. Oui, le cocher qui, voyant l’heure s’avancer et ne retrouvant plus ses clients, est parti à notre recherche… La face hilare, l’œil pétillant, ce Niçois, enfant du soleil, me contemple paternellement. Habitué à ces sortes d’excursions dans son pays fait pour l’amour, il arbore un sourire égrillard et songe sans doute à sa câlinière.

Jean me rassure : « Ne rougissez donc pas. Ce sont de si braves gens, ces Niçois du peuple : ils trouvent ça tout simple, et ils ont raison. »

Et, pour confirmer ses paroles, voici qu’en guise d’excuse, le cocher nous dit d’un air bon enfant :

— Excusez, m’sieur, madame, je pensais que vous aviez fini !…





IX


— Je vous savais déjà peu sensée, mais je crois que vous devenez complètement folle !

— Zut, vous.

— Je ne vous dirai pas que vous vous affichez avec Claudières, — car Dieu merci ! c’est un monsieur qui prend ses précautions — mais si personne ne se doute de votre inconséquence, moi je vous ai rencontrés, tous deux, à plusieurs reprises : le 20 janvier, devant la cascade de Gairaut, dissimulés au fond d’un landau ; le 2 février, à Cagnes, au bras l’un de l’autre ; et hier encore, dans le haut de Falicon, vous croyant en sécurité pendant vos promenades à travers ces villages ignorés des villégiaturistes, pour la plupart… Les hivernants ne connaissent que les excursions mentionnées par le guide : les gorges du Loup, le Vallon Obscur ou le Parc Impérial…

— Et vous, qu’alliez-vous faire en ces parages ?

— Je vous observais depuis longtemps. Il faut bien que quelqu’un s’occupe de vous : votre père passe sa vie à Monaco, à présent.

— C’est complet : vous m’espionnez !… La filature en règle, quoi !

— Nicole !

— Mon père vous a-t-il prié de surveiller ma conduite ? Non, n’est-ce pas : donc, vous n’avez aucun droit sur moi.

— J’ai le droit que me donne mon amour. Eh bien, oui, nom d’un chien ! Je me moque de vos railleries, au point où j’en suis. Vous me faites souffrir. J’ai retrouvé mon cœur de potache sensible et novice… C’est idiot, et c’est ainsi. Quand je vous vois avec cet homme, je me sens retourné. Pourquoi lui plutôt que moi ? J’ai dix ans de moins, je vous aime mieux, je suis plus vaillant, plus sain et prêt à tout ce que vous exigerez… Nicole, le rôle que je joue est ridicule, j’ai voulu partir, vous oublier : je ne peux pas. Lorsque je vous surprends ensemble, le bonheur qu’il ne mérite pas, le danger qui vous guette, l’impasse de cette aventure où vous courez tête baissée, tout exaspère mon désir jusqu’à la passion…

— Parbleu, ça vous excite.

— Ah ! Détestable Claudières ! Son influence vous déprave déjà. Vos propos, de légers, sont devenus cyniques : vous avez fait de tristes progrès. Mais, soyez plus confiante avec moi, Nicole : laissez-vous sauvegarder. Cette histoire fut louche dès le début : comment avez-vous connu Jean Claudières, puisque votre père, innocemment, m’a décelé votre mensonge ?… Je m’y perds.

Paul Bernard s’éponge le front d’un geste accablé. Depuis trois semaines, il m’entoure d’une surveillance à peine voilée (que je ne croyais pourtant point si poussée) ; depuis le jour du Mont-Boron, Paul, comme averti, rôde autour de moi, toujours sur mes talons et si difficile à « semer » ! Plusieurs fois, il m’interrogea, me persécuta de questions insidieuses ou brutales. Aujourd’hui, il a la partie belle : papa, après l’avoir invité à dîner, nous téléphona de Monte-Carlo pour nous dire de ne pas l’attendre avant neuf heures et de dîner sans lui… Ainsi, en tête à tête. Paul a pu me tourmenter à son aise, s’interrompant seulement lorsque Pinotto entrait pour servir les plats.

Et cette attitude jalouse de Paul me rappelle l’interrogatoire que je fis subir à Jean, avant-hier : ayant accompagné, par hasard, mon père à Monte-Carlo, je rencontrai, dans l’atrium du Casino, Claudières, escortant une longue femme élégante, coiffée de cheveux d’un mordoré acajou, sûrement teints ; aux grands yeux de pervenche, bleus comme les miens.

Le lendemain, seule avec Jean, je ne me tranquillisai que lorsqu’il m’eût nommé la femme — une grue vaguement bas-bleu, jadis sa maîtresse, dont l’oisonnerie intellectuelle l’amuse, sans plus. Et puis, cette fille marque quarante-cinq ans, peut-elle m’inquiéter ? Elle est moins jeune que moi, et moins blonde… Mais n’ai-je pas eu l’égarement — oh ! une minute, sans oser m’y attarder — de prendre ombrage de Camille Léon même, ce lettreux falot, au prénom et au sexe équivoques ? Les racontars m’avaient tourné la tête, je me remémorais certaines aberrations des Hommes de Plutarque et, plus proches, les détails du procès Harden — où d’ailleurs, le journaliste