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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/46

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songeant que c’est sa destinée — malheureux millionnaire voué aux adulations — d’être accaparé, partout où nous nous trouvons, par des gens qui l’embêtent en l’empêchant de me surveiller.

Le défilé commence. Encadrés d’une escorte caracolante de cavaliers et d’écuyères, d’une procession de clowns et de masques, les chars s’avancent majestueusement, scintillant sous les guirlandes tremblantes de leurs girandoles électriques : l’éclairage propice égaye leurs grossières images de carton colorié ; les figurants qui les habitent ébranlent le plancher, gesticulant avec conviction.

Chaque voiture a son orchestre, chaque orchestre a son morceau : ainsi, une cacophonie d’airs discordants déchire nos oreilles ; on entend à la fois les ritournelles de Mayol mélangées aux accords d’une marche de Souza, tandis que pleure la dernière valse à la mode. Soudain, un rythme entraînant, un sautillement de flûtes aigrelettes, et — surprise inattendue — la Farandole de l’Artésienne, attaquée par des exécutants audacieux, vient s’encanailler à ces musiquettes.

Des serpentins multicolores, lancés d’en bas, nous arrivent avec un sifflement, s’enroulent à nos vêtements et couvrent bientôt la terrasse de leurs arabesques. Des jeunes gens les envoient d’une main sûre et crient je ne sais quelles plaisanteries de patois niçard, Mmes Chapellier et Filféri répliquant en jetant les confetti par sacs sur les têtes qui passent à leur portée. L’animation détourne l’attention de mes voisins. Et, tout à coup, une main s’appuyant sur mon épaule me pousse doucement vers l’intérieur de la maison, dans le sombre, dans le noir, de la pièce qui donne sur ta terrasse…

La voix de Claudières murmure, hypocrite :

— Vous devez avoir froid, votre manteau vous protège à peine…

À tâtons, nous avançons dans l’obscurité. Je trébuche, me cogne à l’angle d’une table ; et, en voulant me rattraper, je sens que je renverse quelque chose de dur qui laisse couler sur ma main un liquide gluant. Aussitôt, cette pensée peu rassurante : « Ça doit être un pot de colle ou un encrier ! » me fait essuyer les doigts au hasard sur le bureau jonché de papiers. D’autres objets tombent avec un bruit sec ; et Jean questionne :

— Que faites-vous donc ?… Venez là.

Maintenant, mes yeux familiarisés distinguent dans la pénombre de la pièce, les contours des meubles vaguement éclairée par la lueur rouge du dehors. Jean s’est assis sur un crapaud bas et cherche à m’attirer ; je veux me dégager, par jeu, je résiste à l’étreinte de ses mains solides ; et, tout à coup, perdant l’équilibre, je m’écroule à ses pieds, mes ongles griffant la moleskine du fauteuil, ma tête glissant sur son genou, incapable de me relever, les jambes molles et la poitrine secouée de rires nerveux :

— Plus bas : ils peuvent nous entendre ! dit Jean en montrant les fenêtres.

Sur le balcon, je vois mon père qui s’empresse auprès de ces dames Filféri et Chapellier, leur passant les sacs de confetti. L’ombre agile d’Hubertin traverse la baie ; et les spirales d’un serpentin viennent s’enrouler aux branches d’un platane.

Des clameurs retentissent : la musique, plus bruyante, annonce un autre char…

D’un élan, je me suis dressée vers lui ; nous défaillons, les lèvres jointes. Je sens frémir ses bras nerveux qui m’enserrent ; souple, mon corps se moule au sien. Moi, la rieuse fille aux yeux gouailleurs, je deviens grave, le cœur mordu d’angoisse en ces minutes ; j’ai la langue sèche, les joues brûlantes, et je goûte la nouveauté des caresses inconnues…

« Allons, enfants de la Patrie !… » Une Marseillaise exaspérée éclate, chantée par des clairons violents dont la sonorité fait trembler les vitres ; un char illuminé glisse dans l’ouverture des fenêtres, laissant voir un gigantesque président planté à califourchon sur une pyramidale motte de beurre, dans laquelle il taille au couteau. Et comme l’Écho de Nice fait de la politique gouvernementale, Filféri ne manque pas de s’écrier :

— C’est d’un goût douteux et ça n’a pas de sens… Ils auraient mieux fait d’y mettre le maire. Car tous les organes régionaux tapent sur cet édile avec un ensemble touchant.

— Jean, vous avez eu raison de m’amener ici. Nous sommes bien dans ce bureau sombre : l’obscurité est encourageante ; et je me sens presque effrontée, puisque rassurée par la présence des autres, là, sur cette terrasse… Ils sont tout près et très loin de nous, à la fois, ne se doutant pas de notre isolement ; et leurs voix mêlées au vacarme de la rue, m’aident à me montrer brave… Me comprenez-vous ? Si j’étais une voleuse, je ne pourrais opérer que dans les