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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/47

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grands magasins, les endroits publics : je n’oserais pas faire mal dans un lieu désert où le silence m’effrayerait… En ce moment, je vole du bonheur, de cette atmosphère de fête, de tapage, m’empêche de penser aux mauvaises choses que j’aime…

— Chérie ! Comme vous êtes de votre race : vous subissez, sans la comprendre, l’atavisme d’une morale intolérante. Sauriez-vous définir la mal en termes précis ?… Tout est bien dans ce qu’on aime. C’est le judaïsme et le christianisme qui nous ont empêtrés de leurs doctrines sévères… Mais je ne vais pas vous faire un cours de théologie, pour comble de ridicule !… Laissez-moi regarder vos yeux, dans cette ombre… Ils s’agrandissent comme deux jets de lumière sombre sous le trait droit des sourcils allongés… On ne voit plus leur couleur, mais on distingue mieux ce qu’ils expriment… Nicole, le jour avive vos yeux de petite fille et leur clarté d’eau transparente : l’ombre vous fait un regard de femme…

— L’ombre, et vous, Jean, pourquoi ne répondez-vous jamais aux lettres que j’ai la faiblesse de vous écrire ? Est-ce par avarice ?

— Comment, par avarice ?

— Vous craignez de perdre de la copie ?

— Vous devenez rosse comme un confrère. Je pourrais vous répliquer qu’en ce cas il me serait facile de garder le brouillon.

— Voici l’Estudiantina, le Char des Abeilles, Madame Carnaval en mariée provençale. Décidément, ces messieurs du Comité se sont surpassés, cette année !

Max Hubertin pérore au balcon. J’aperçois Mme Filféri qui lance toujours des confetti, d’un grand effort de bras… Est-ce que je les connais tous ces gens-là ? Il me semble que je n’existe plus que par l’être dont je sens le cœur battre contre mon sein…

J’insiste :

— Dites, Jean, vous trouvez sans doute bête cette manie de vous écrire, malgré moi, pour être plus avec vous encore, et c’est pour cela que vous jugez inutile de répondre… Vous avez raison ; je n’écrirai plus.

— Si, Nicole. J’aime vos lettres. Elles me plaisent : elles sont moins timides que vos paroles, plus ingénues que votre esprit. Vous y laissez paraître une âme spontanée et des pensées hardiment perverses que vos gestes ont grand tort de ne point imiter. Et je m’amuse à ce contraste : après avoir exprimé avec candeur des senteurs, des sentiments que vous n’oseriez dire, voici que, parfois, sans transition, vos mots s’embrouillent, s’embourbent dans des phrases compliquées ou naïves, comme si vous aviez peur, tout à coup, de vous aventurer trop loin… Oui, j’aime vos lettres. On me les apporte vers l’heure où je me lève, paressant dans mon jardin ensoleillé, et j’ai l’impression, en les lisant ainsi, au réveil, de recevoir de vous une caresse matinale…

— Alors ?

— Alors : je n’y réponds pas, parce que je ne saurais point vous écrire simplement et que votre défiance injuste m’accuserait d’être peu sincère en se heurtant à une forme trop littéraire. Je vous connais si bien !… Nous sommes des esclaves du métier, nous autres : malgré nos élans et nos préoccupations, dès que nous écrivons, au fur et à mesure que les mots s’enchaînent, nous retapons machinalement une expression douteuse, nous remettons d’aplomb une phrase qui flanchait… Et, naturellement, par habitude, nous nous trouvons faire, sans nous en douter, œuvre d’écrivain : nous mettons le « style » comme d’autres l’orthographe. Je ne veux pas vous exposer, Nicole, à découvrir, au cours d’une lettre tout intime, la réminiscence d’une ligne que chacun aurait lue dans un de mes articles… Et puis, s’il vous faut une raison plus positive, croyez-vous utile que je risque de faire surprendre par Fripette une lettre adressée chez vous ou que j’aie recours à l’expédient aléatoire de la poste restante. Vous pouvez m’écrire sans danger, je suis seul… Mais vous : vous n’êtes pas libre.

Ah ! qu’il me désole et me blesse avec ces précautions mesquines, cette prudence pénible !… Je me révolte :

— Quand on n’est pas libre, on prend des libertés, voilà tout. Pourquoi me reprochez-vous d’avoir honte de mes audaces si c’est pour m’inciter, un instant après, à rougir de notre situation ? Ah ! tenez, je souhaite qu’on nous surprenne un jour, qu’un scandale bien heureux me délivre de cette dissimulation !

— Folle, folle !… Chère petite exaltée.

Il veut me repousser doucement, me calme d’arguments spécieux ; mais je m’accroche à lui et, pour lui fermer la bouche, je prends l’offensive d’un baiser brutal. Tout surpris de mon geste imprévu, il s’abandonne, oubliant de surveiller les fenêtres…

Depuis un moment, le bruit s’atténue graduellement, le défilé touche à sa fin.

La voix de Max Hubertin s’exclame gaiement :

— Tiens, vous restez dans l’obscurité, Clau-