Aller au contenu

Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dières ?… Vous seriez-vous endormi, par hasard ?

Il paraît, à droite, et tourne le commutateur d’électricité.

Il l’eût fait exprès qu’il ne fût pas mieux tombé… Un mouvement instinctif de pudeur m’a jetée contre la tenture. Max ne me voit pas. Heureusement que son bureau possède deux fenêtres : je sors par celle de gauche, tandis qu’il débouche de l’autre côté. Le pauvre Hubertin avise tout de suite le désordre de sa table de travail que j’ai bouleversée en entrant. Navré, consterné, il considère avec inquiétude l’éparpillement de ses papiers et l’encrier renversé…

Sur la terrasse, je me trouve en face de Paul, qui m’enveloppe d’un regard investigateur. Il remarque, étonné :

— Oh ! vos mains sont maculées de taches d’encre… Vous venez d’écrire ?

Il se tait, voyant qu’on s’approche.

Et, comme pour lui répondre, Max Hubertin, revenant, suivi de Jean, grogne, avec un rire forcé :

— Ce diable de Claudières est un homme vraiment bizarre : il a des idées… Figurez-vous que je viens de le trouver seul dans l’obscurité, qui s’amusait à saccager mon bureau. Que pouvait-il fabriquer ? Il a fourré de l’encre partout…

Gaffeur ! Paul se tourne lentement vers Jean et dit d’un ton acerbe :

— M. Claudières aime à salir tout ce qu’il touche.

Jean toise Bernard d’un air de défi. Il va parler… Mais papa, le prévenant, réplique aimablement :

— Pas quand il touche à notre littérature, toujours !

Et, tandis que Jean sourit, ironique, que Paul lance à papa un regard mêlé de colère et de compassion, les invités se retirent peu à peu, reconduits par Hubertin.





X


Allons ! Le dénouement immine. Jean, qui s’était montré patient jusqu’ici, raffinant l’aventure au piment de l’attente, prenant plaisir, suivant son habitude, à rester sur son désir, tel un enfant — assez subtil pour savourer mieux sa gourmandise — jouirait deux fois de son goûter en le dégustant d’abord du regard — Jean commence à s’agacer, pris à son propre piège.

Maintenant, il insiste impérieusement pour que j’aille chez lui, énervé des contretemps qui l’interrompent à chaque instant, au cours de nos entrevues journalières. Tantôt, sur quelque route de Vence ou de Caucade, c’est un chevrier qui débouche d’un chemin creux, avec ses bêtes cabriolantes et son chien au poil hirsute. Tantôt, c’est une mendiante italienne dont le mouchoir jaune et vert noué sur la tête, la face tannée, nous apparaissent dans la solitude d’un champ de roses d’Eze ou de Beaulieu ; et c’est aussi Pinotto, introduisant sans permission Hubertin ou Mme Schlinder dans le petit salon du boulevard Dubouchage.

Jean sait bien que sans ces importuns qui m’assistent involontairement, je perdrais tout à fait la tête…

Le sort est jeté. Je vais chez lui, aujourd’hui. Je prends par le plus long, pour me donner le temps de réfléchir. À quoi bon ! Je connais bien les pensées qui trottent désespérément dans ma tête, tandis que je dépasse la place Masséna, et le quai du Midi. Papa s’enfonce peu à peu en courant après son argent : au jeu, on gagne quelquefois, mais on ne se rattrape jamais ; nous allons traverser une nouvelle crise financière ; les droits d’auteur de l’Aubaine fondent avec rapidité : enfin, c’est une série d’embêtements à brève échéance. Alors, tant pis ! Bouche-toi les oreilles, Nicole, ferme les yeux et cours à la joie de l’heure présente : va aimer Jean, va oublier l’avenir dans ses bras. Hélas ! je puis empêcher mes yeux de voir et mes oreilles d’entendre, mais je ne peux pas empêcher mon cerveau de penser.

Voici le Rauba-Capeü, le quai Lunel, la place Cassini… Sapristi : Max Hubertin ! Oui, c’est bien lui, devant le tramway du Port. Il donne le bras à une jolie blondine fardée, pas beaucoup plus âgée que moi. Au fait, je le reconnais : c’est Chiquette, la petite actrice du casino ; je me souviens qu’on m’a parlé de leur liaison.

Max m’a vue. D’ailleurs, le journaliste paraît aussi ennuyé que moi de cette rencontre ; Hubertin est un homme chaste : tel l’éléphant, il dissimule ses amours. Détournant la tête, pour éviter de saluer, il pousse sa maîtresse dans le tramway, il ne songe guère à savoir quelles sont les raisons qui m’amènent dans ce quartier — tout déconfit d’être surpris en bonne fortune. Tandis que la voiture publique les conduit du côté de la place Garibaldi, je dégringole le quai des Deux-Emmanuel.

Le boulevard de l’Impératrice-de-Russie et enfin le boulevard du Lazaret, s’étendant au delà du Port, comme une promenade des