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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/71

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étrangère à la Nicole d’antan ; et que je le toise avec négligence, de mes yeux clairs, inexpressifs comme deux perles de verre. Il faut enfin que je sois heureuse et rayonnante, au bras d’un autre homme — lorsque se produira notre rencontre.

Hélas ! Je rêve d’une revanche, d’un avenir éclatant… Et que sera demain, pour moi ? Une rentrée piteuse à la maison, où je serai ramenée la tête basse, ainsi qu’une enfant punie, essuyant les récriminations de papa furieux des angoisses éprouvées à mon sujet… Le moyen de faire autrement ? En pensée, je ne recule devant rien… Mais dans la vie réelle, la montagne doit venir à moi : je n’ose pas aller à la montagne.

Vilaine Nicole désolée qui me regarde dans la glace avec des yeux trop grands, tu ne sais donc agir que pour faire des bêtises ! Tu as eu la hardiesse de poursuivre une aventure périlleuse, le courage de filer toute seule, sans prévenir ton père ; et maintenant, les mains tombantes, te voilà impuissante et désorientée à la façon d’une fillette timide…

Un coup de marteau interrompt mon soliloque Qui peut frapper à la porte ? Ce n’est pas l’heure où se présentent les fournisseurs et Eva ne reçoit personne… Mon cœur bat. Je sens qu’il vient pour moi celui qui attend là… Il faut que j’aille ouvrir, la vieille bonne d’Eva est en courses… J’ai un pressentiment : mon père est arrivé, averti par son instinct, guidé vers moi… Je me précipite dans le corridor, hâtive et apeurée : quelles seront ses premières paroles ? Bah ! je tomberai dans ses bras et tout sera dit… Je retrouve mon impudence câline d’enfant gâtée.

— Hein ? C’est vous, vous !

Je suis bien tombée dans les bras de quelqu’un mais pas ceux de papa.

Portant la casquette brune du voyageur, le manteau de l’automobiliste et le costume de lainage anglais gris et noir, tout cela un peu fripé comme au saut du train, la mine inquiète, l’air fébrile, Paul Bernard est entré et a profité de mon élan pour me serrer contre lui. Il arrive toujours à propos, très « personnage d’Alfred Capus ».

Mes réflexions des jours passés et de l’heure présente me reviennent en un éclair : mes désirs inavoués d’un autre destin, mes appétits de revanche, mon envie d’échapper à la tristesse du foyer paternel, désormais… Je n’ose pas aller à la montagne, disais-je mais puisqu’elle fait les premiers pas… Regardant Paul, je ricane :

— Voilà la montagne… Voilà la montagne.

— Quelle montagne ? questionne Paul avec effarement.

Il suppose que les événement m’ont fait perdre la tête. Sans répondre, je le pousse dans l’appartement ; je vais chercher mon chapeau ; et, devant lui, très naturellement, je l’épingle sur ma tête en faisant bouffer les petits frisons des tempes.

Ah ! je me suis vite décidée !… Jean m’a dit un jour : « À quel avenir iriez-vous, livrée à vos seuls moyens ? »

Il va voir. Je déclare à Paul, qui me contemple toujours en silence :

— Je vous attendais. Emmenez-moi, tout de suite.

Paul met la main sur mon épaule ; il murmure d’une voix troublée :

— Nicole… Nicole : vous ai-je bien comprise ?

— C’est clair, il me semble.

— Moi qui venais… dans l’intention de vous rappeler… avec ménagement, une conversation que nous eûmes un soir à Nice, sur le quai de la gare… Vous souvenez-vous ? Je vous demandais, le jour où vous auriez appris les larmes, les regrets, les doutes de songer à votre ami Bernard…

— Et vous voici, tel un héros de roman, arrivant à l’instant propice ?

— Oh ! Nicole, ne vous moquez plus. Vos railleries me déconcertent.

— Bon. D’abord, comment avez-vous su que j’étais ici ? Qu’avez-vous imaginé pour me retrouver ?

— Ce fut simple. Deux jours après votre départ, j’ai fait bavarder Hubertin qui m’a conté votre disparition et la stupeur qui figeait votre père chez lui : accablé, prostré, incapable d’un effort… D’ailleurs, Fripette vous voyait déjà assassinée, sans songer un instant que vous eussiez pu quitter Nice…, tandis qu’Hubertin présumait le coup de tête…

— Mon pauvre papa ! J’ai été folle… Et ensuite ?

— J’ai télégraphié immédiatement à un de mes amis qui habite Palerme.

— Palerme ? Pourquoi avoir télégraphié à Palerme ?

— Pour savoir si M. Jean Claudières, qui parcourt la Sicile, avait été vu dans cette ville, accompagné d’une jeune femme blonde.

— Oh ! Paul, vous me jugiez capable d’une telle lâcheté : poursuivre un homme qui m’avait laissée !

— Est-ce qu’on sait avec vous !… Lorsque je fus rassuré sous ce rapport, je pensai que