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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/70

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de papa. Bien que le priant, dans sa lettre, de ne pas revenir de suite, elle pensait qu’il partirait quand même ou lui répondrait du moins par retour du courrier… De temps en temps, Eva me regarde d’un air soupçonneux ; puis, elle semble se dire : « Mais non, c’est impossible… puisque je l’ai mise moi-même à la poste !… »

Cet après-midi, ma marraine griffonne fébrilement quelques mots au crayon sur une feuille volante… Elle m’épie, d’une œillade oblique, pour voir si j’y prête attention. Chère Eva ! Son manège me fait songer à ces femmes audacieuses qui écrivent à leur amant, sous le nez du mari. Elle prépare une dépêche pour papa, parbleu ! C’est facile à deviner… Et lorsqu’elle sort subrepticement, je suis certaine qu’elle court au bureau de poste.

Tant pis… ou plutôt, tant mieux : déjà reposée, moins affolée, l’esprit lucide, je commence à plaindre mon pauvre père qui me cherche sans indice, réduit aux conjectures, me croit peut-être victime d’un accident… Je me représente son chagrin, d’autant plus vif qu’il est de caractère faible… Et je me reproche cette cruauté inutile…

Pendant l’absence d’Eva, je rôde mélancoliquement à travers le logis, désœuvrée, désemparée, envahie de mollesse. En passant devant une glace, je m’aperçois : triste image… J’ai bien l’air d’une vaincue. Le bleu de mes yeux s’est brouillé de gris ; mes lèvres ne savent plus sourire ; mes joues, si roses auparavant, ont pris une teinte uniforme d’ivoire pâle ; deux plis creusent leur ovale allongé. Seuls, mes cheveux blonds sont restés brillants, égayés de lumière dorée.

Que Jean serait content s’il me voyait ! Mon aspect malheureux, ma figure douloureuse et vieillie lui feraient ressentir la jouissance âpre des mauvais triomphes.

Ah ! cette idée me cingle comme un coup de fouet. Je ne veux pas, je ne veux pas ! Tout — les peines, les humiliations, les déceptions, les hontes déjà subies — je préfère tout au supplice de me retrouver devant lui, brisée, meurtrie, et de voir son arrogance satisfaite, sa suffisance insultante, quand il constaterait son pouvoir sur moi, d’après le mal qu’il a pu me faire !

Il faut — le jour où le hasard nous remettra face à face — qu’il cherche en vain un souvenir de lui au fond de mon regard, une trace du passé sur mes lèvres closes. Il faut — désabusant son orgueil étonné — que je le frôle au passage sans paraître le reconnaître, Nicole