Aller au contenu

Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/77

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des ennuis financiers, coupés de satisfactions brèves, et toujours ainsi : la perspective d’une vie de balance dont les plateaux ne seraient jamais égaux… Elle fut lâche, mon héroïne : elle n’avait pas de morale, pas de principes et surtout pas d’illusions, pour se défendre contre ses instincts… Un beau jour, apparut le Prince Charmant… Il ne porte plus l’épée au côté, par ce temps présent, mais il a de Méphisto l’escarcelle pleine…

« Comprends-tu, maintenant, papa, pourquoi je suis partie ? »

J’ai prononcé ma dernière phrase à voix basse, en détournant les yeux — ce qui est une façon de les baisser.

Mon père s’enfonce dans un fauteuil ; ses prunelles bleues s’embrument d’une buée humide, et son visage jeune semble se parcheminer de petites rides fines ; ses lèvres se plissent douloureusement… Mon Dieu ! que ça me fait mal de le voir souffrir ! Un remords aigu me pince le cœur, et je reste là, immobile, sans pouvoir remuer, si émue que les sentiments qui me paralysent m’en font paraître insensible.

À la fin, mon père relève la tête et murmure d’une voix lente, comme s’il parlait pour lui-même :

— Oh !… les enfants… Ils viennent à peine de naître que nous reposons notre espoir sur eux, et que nous voyons tout un avenir, en contemplant leur petit crâne chauve… Ils grandissent, et les premiers pas, les jeux bruyants, les élans fous nous font trembler pour leur vie frêle… Leurs projets naïfs nous semblent l’indice d’une gloire future ; leurs moindre paroles sont autant de mots rares et précieux que les enfants des autres ne sauraient pas dire… Ils ont les plus beaux yeux, les lèvres les plus fraîches, la meilleure santé. Ça nous étonne, ingénument, d’avoir pu concevoir ces êtres parfaits, charmants, exceptionnels… Nous ressentons une joie immense, rien qu’en les nommant à un étranger…

Et lorsqu’ils atteignent l’âge où leur âme s’affirme, où leur front se trouve à hauteur du nôtre, voici qu’imbus d’une personnalité neuve, les enfants se dressent devant nous, tels des inconnus, et leur premier geste est un geste de reproche. L’un blâme : « Pourquoi, père faible, m’as-tu abandonné à moi-même, m’as-tu livré à tous mes instincts, sans diriger mon existence capricieuse, sans guider mes forces incertaines ?… » L’autre dit : « Pourquoi as-tu opprimé ma jeunesse dans la prison d’une éducation rigide, étouffé mes rêves sous une règle sévère ?… » Mon Dieu ! l’existence est-elle si pénible que nos enfants — se plaignant inconsciemment d’elle — nous reprochent leur vie, parce que nous la leur avons donnée ?

Mon pauvre père ! Un élan me jette contre lui, humble et sanglotante. Je bégaye :

— Papa !… Papa !…

Il met sa main sur ma tête, me regarde longuement, puis interroge avec une résignation douloureuse :

— Comment s’appelle-t-il ? Est-ce que je le connais ?

Je réponds, exposant d’abord la défense de Paul, avant de prononcer son nom :

— Écoute… Il n’est pas fautif… Il ne m’a pas surprise : j’ai été librement à lui… C’est moi qui ai voulu. Maintenant, le mal est fait : à quoi bon lutter ! Peux-tu empêcher ce qui est accompli ?… Alors, ne me cause pas de chagrin : ne te fâche pas contre lui… Ta colère ne servirait qu’à brouiller les choses… Tu ne saurais exiger qu’il m’épouse : il est déjà lié. Je le considère comme mon compagnon et… et… (que ce mot me semble difficile à dire) et… je l’aime. Accepte la situation, papa. Console-toi : dans cinquante ans, le mariage libre sera peut être respecté ainsi qu’une union légale, et la polygamie est admise, de nos jours, dans une grande partie de l’univers…

Papa m’interrompt, d’une parole admirable de profondeur. (Ce distrait est fort subtil quand il daigne vous écouter.) Il déclare :

— Pour que tu l’excuses à ce point, cet homme est donc mon ami ?

Ce mélange de finesse et d’inconscience forme le trait caractéristique de son esprit. Je réplique :

— Oui… C’est Paul… Paul Bernard.

Et mon père, aussitôt, de clairvoyant redevenant aveugle, profère cette phrase étonnante :

— Paul Bernard, mon meilleur ami !… quel misérable ! Ah ! j’aurais dû m’en douter : cet excellent Claudières m’avait bien prévenu… Il est très perspicace, Jean : il avait cherché, à mots couverts, par allusions, à me mettre en garde contre l’assiduité de Bernard auprès de toi, mais j’avais pensé que Claudières, esprit sceptique, voyait le mal partout. J’avais tort. Si j’avais témoigné plus de confiance à Jean Claudières, et un peu moins à Bernard, je m’en féliciterais sans doute aujourd’hui.

Et dire que je ne peux rien répondre !…

Papa décide, après avoir réfléchi :

— Je ne me reconnais pas le droit de te blâmer, Nicole. Que les pères qui n’ont jamais failli à leur rôle me jettent la première pierre.