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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/78

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Tu m’as dit des choses cruelles, mais justes, ma pauvre petite fille. Je suis responsable autant que toi, de l’acte que tu as osé… Et ce n’est plus lorsqu’il est trop tard que je m’aviserais de t’accabler, au nom de cette morale que j’ai si souvent « blaguée » devant toi… J’ai reçu une dure leçon : par malheur, les leçons que nous donne la vie ne servent qu’à nous faire sentir plus âprement l’amertume de nos sottises, et non à les éviter… Désormais, ma dignité me chasse — en exil de toi, ma Nicole — c’est ma punition de t’avoir mal surveillée… Va vivre ta vie. Mais, avant de m’éloigner, je veux te donner un sage conseil — le premier : « Si jamais tu as une fille, élève-la comme une oie blanche ! »




XIX


Paul m’a installée avenue des Champs-Élysées. J’habite maintenant un petit hôtel à deux étages, construit dans le goût des maisons galantes de nos aïeux.

Deux mois se sont passés. Mai s’annonce à moi lorsque je contemple les verdures profondes de l’avenue, et la voûte d’émeraude de ses marronniers. Le printemps m’aveulit de sa chaleur caressante.

J’aime Paul pour sa bonté, ses égards, le luxe dont il me pare ; je ne parviens pas à l’aimer pour son amour. Ses baisers m’ennuient, son contact me pèse. Je me prête à son plaisir en regardant ailleurs, distraite malgré moi, l’âme maussade. Les heures d’amour me semblent des siècles : ma chair insensible et complaisante est bien faite de cette argile inaltérable et froide des courtisanes.

Et puis, certains jours, je m’anime dans ses bras, voluptueuse, fougueuse et vibrante : je parais me réveiller d’une léthargie de Belle au Bois dormant : c’est le souvenir de l’Autre qui enfièvre mon sang.

Hier, un journal annonçait le retour de Jean Claudières, à Paris.

Le soir, j’assistais à une représentation de gala, avec Paul, dans une loge de rez-de-chaussée du théâtre Futilia. Tous les regards convergeaient vers moi, et Paul, heureux, fier, jouissait de cette attention.

Je regardai dans la salle : en face de moi, trop loin pour que je pusse distinguer ses traits, un homme ne me quittait pas des yeux. Je saisis ma lorgnette, un peu fébrilement… Comme j’avais bien senti, avant de le reconnaître, le regard de ces prunelles glauques… Jean Claudières. Il était là, dressant sa haute taille dans son habit noir ; les cheveux comme recolorés d’un reflet fauve ; portant un gilet de satin brodé, une étrange fleur mauve à la boutonnière ; rayonnant d’un charme bizarre et malsain.

Ainsi, elle était venue, cette heure de triomphe dont j’avais rêvé !… Jean me revoyait brillante et précieuse comme un bibelot de luxe, maîtresse avouée d’un homme jeune et riche. Il pouvait estimer à mon cou — collier d’esclavage doré — les quatre cent mille francs d’un diamant célèbre… Je m’empourprai d’orgueil mauvais.

Alors, me tournant vers Paul, qui me demandait si je voulais partir avant le dernier acte, je mis dans mes yeux toute la douceur amoureuse qu’il me fut possible d’exprimer, et je dis :

— Oui, mon chéri… partons, si tu le désires.

Et Paul me considéra un peu étonné de la caresse enveloppante dont j’avais fait vibrer ma voix — comme si Jean avait pu m’entendre…

Nous devions le retrouver, Jean, à la sortie. Sous le péristyle du théâtre, nous fûmes nez à nez avec lui. Toisant Paul, me déshabillant des yeux depuis mes souliers jusqu’à mon manteau de voile bleu, Jean Claudières salua gravement, avec cette moue railleuse et cette insolence suprême, dont il possède le secret.

Je me raidis, hautaine et glaciale. Mais Paul, rendant ironie pour ironie, lui envoya un petit geste affable et lui sourit de toutes ses dents, offrant ce visage heureux et vainqueur qu’il a lorsqu’il me promène à son bras. Quand nous fûmes en tête-à-tête, dans l’auto, je dis coquettement à Paul :

— Ça ne t’a donc rien fait de rencontrer Claudières, que tu as pris un air aussi aimable ?

— Pourquoi lui en voudrais-je, chérie ? Au contraire, je lui pardonne, à cet homme, de l’avoir cru plus heureux, un moment, qu’il ne le fut en réalité…

Mais la voix de mon Paul sonnait faux ; sa bouche grimaçait un peu nerveusement… Et j’ai compris.

Aujourd’hui, Paul s’absente toute la journée. Sa femme s’en va faire une cure dans je ne sais quelle station thermale ; par convenance, il l’accompagne à la gare ; d’ailleurs, quoiqu’elle soit peu gênante, il est si content à l’idée d’être seul, que c’est un plaisir pour lui d’assister au départ de Rachel.