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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/8

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d’eau froide sur le feu de ta passion, plus sûrement que la peur du péché.

Je réplique, après avoir médité quelques instants :

— Voilà de sages conseils, mon cher papa. Seulement, je n’y trouve pas ce dont j’ai besoin : tu m’exprimes une opinion là où je souhaiterais un programme. En résumé, quel doit être mon but dans la vie ?…

— Un but ? Pourquoi faire ? Un but dans la vie, mais c’est une source de regrets ! À quoi bon se leurrer de désirs : tout ce qui se réalise est une déception, et le seul but qui semble enviable, c’est celui qu’on n’a pas atteint…

— Pourtant : si je n’ai point de but, je ne fais rien ; et si je ne fais rien, je m’ennuie…

— Toutes les jeunes filles sont dans ton cas.

— Je ne suis pas comme les autres : tu as fait de moi un garçon manqué…

— Ça ne t’empêche pas d’être une fille réussie !

— Je m’embête si je ne me livre pas à une occupation utile ; les arts d’agréments m’énervent ; l’art n’existe pour moi qu’à titre de vocation, voire de métier. Je veux que mon existence serve à quelque chose, comprends-tu ?… Je souhaite — comme un garçon — travailler pour un but déterminé, me destiner à une profession, me découvrir une carrière, enfin !… Oh ! Une carrière amusante, agréable, avantageuse, qui donne du mal mais permette de rire ! Une carrière qui convienne à mon caractère, à ma qualité de femme, ce serait le rêve… C’est mon rêve.

Papa m’a écoutée, perplexe. Ça lui semble dur de réfléchir plus de cinq minutes. Déjà, sa lèvre se retrousse, ironique, découvrant les canines pointues. Il s’esclaffe, gouailleur :

— Ma folle petite Nicole ! Tu ne sais ce que tu demandes : une carrière amusante, avantageuse, qui donne du mal, mais permette de rire… Et quoi, encore ?… Va ! pour une jolie fille, il n’y a que deux carrières possibles : le mariage, ou la galanterie.

Il ajoute, après une pause, avec un flegme de pince-sans-rire :

— Je te conseille plutôt de choisir le mariage.

Papa s’interrompit pour s’écrier : « Diantre ! Nous causons… J’oublie qu’on m’attend aux Folies-Joyeuses. »

Il a, en ce moment, au théâtre des Folies-Joyeuses, une comédie qui doit passer à la rentrée, et qui porte ce titre pimpant : l’Aubaine. Papa a beaucoup de talent, à mon humble avis, un talent souple et léger, ainsi que son esprit délié ; il est très moderne.

Papa enfile rapidement un veston couleur havane, passe une rose soufre à sa boutonnière, et m’embrasse en me quittant :

— Au revoir, Nicole. Ce soir, avant de rentrer j’irai rue Royale et je te rapporterai l’anneau de turquoise qui te faisait envie. Une meilleure façon de fêter tes dix-huit que de te tenir des discours prolixes…

Il dégringole déjà l’escalier avec sa vivacité fringante d’éternel jeune homme…

Est-il heureux, ce père toujours insoucieux du lendemain ! Dire que c’est moi — oui, malgré mes airs évaporés et mes dix-huit ans — qui me tourmente au sujet des questions sérieuse… Mon avenir m’inquiète.

Je mène une vie charmante avec lui, une vie délicieuse… Mais, plus tard ? Quel sera mon lot ?…

Mon cher papa est un grand fou qui a passé son temps à gaspiller dans la même ardeur généreuse, son esprit et son argent… Seulement l’esprit est le contraire de l’argent : plus on le dépense, plus on en a.

Nous soutenons un trop grand train de maison ; nous habitons un beau quartier du centre ; de nos fenêtres on aperçoit la place Saint-Augustin — huit mille francs de loyer, rue de la Boëtie — papa loue une auto au mois, et… commandite probablement celles de ces interprètes qui ne sont point vilaines… Dame ! un veuf de quarante-six ans, si jeune encore !

Bref, nous menons l’existence de gens plus qu’aisés ; et si papa voulait établir d’ici à demain le bilan de sa fortune, il ne rassemblerait pas dix mille francs, encore heureux de n’avoir plus de dettes…

Oh ! cher papa qui parle de me marier : épouse-t-on les filles sans dot, lorsqu’elles vivent en millionnaires ?

Vous vous étonnez qu’une gamine de mon âge se livre à ces calculs de notaire ? C’est que, hélas ! je me souviens d’une époque où, toute petite encore, j’assistais à d’âpres réclamations de créanciers, à des saisies d’huissier dans notre bel appartement dont le mobilier, éparpillé au vent de la mauvaise fortune, fut renouvelé trois ou quatre fois. En ce temps-là, papa, moins connu, n’ayant eu qu’un grand succès — celui de Nicolette — devait produire incessamment, besogner sans relâche, pour s’offrir ce luxe coûteux de vivre sans compter, lui à qui une addition donne la migraine…

Il était à la merci d’un arrêt dans son travail, d’une maladie imprévue. Car ses pièces, ténues et peu fouillées, ne sont pas de celles qui passent au répertoire, procurant un revenu sûr ; elles amusent une saison, rapportent du coup le gros bénéfice, puis s’oublient et ne se jouent plus.

Une année, papa ayant contracté la fièvre typhoïde, je me rappelle qu’on dut vendre le