Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/592

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m’obligea de quitter ma mère. Eh bien ! reprit-elle, voulez-vous savoir ma pensée là-dessus ? De tout mon cœur, répondis-je ; je me trouve si bien de vos conseils, que je serai charmée d’être instruite par vous de ce que je dois faire dans cette occasion.

Voici donc, Marianne, ce que je pense à ce sujet. Savez-vous, ma chère fille, qu’un homme de ce caractère mérite votre attention ? Vous me direz, il est vrai, que votre cœur est prévenu, que vous ne l’aimerez jamais ; cela sera faux, Marianne ; c’est là votre pensée aujourd’hui, je le crois ; mais vous changerez de sentiment, ma fille : c’est moi qui vous le prédis. Vous oublierez M. de Valville quand vous aurez mûrement réfléchi sur le mérite de cet homme ; la conduite qu’il tiendra pour s’attirer votre estime fera impression sur votre âme ; sa déférence, ses manières, sa tendresse, tout cela, dis-je, captivera peu à peu votre attention. Cette attention-là produira l’estime : or, Marianne, il n’y a plus qu’un pas à faire de l’estime à l’amour ; je suppose ici un hymen, et que votre infidèle ne revienne plus vers vous.

Oui, chère fille, je soutiens qu’un homme poli et aimable de cœur et de sentiments, quelque âgé qu’il soit, touche toujours notre âme ; c’est d’abord par reconnaissance, ensuite par estime ; de l’estime on passe à l’amitié, et de l’amitié à la tendresse. Tel est, ma chère fille, tel est le cercle qui enchaîne insensiblement un cœur comme malgré lui. Vous n’aimez pas à cette heure cet officier, cependant vous avouez que sa manière de s’expliquer vous a plu ; vous êtes outre cela convaincue qu’il a du mérite et une âme noble, en un mot, de très belles qualités ; vous voilà déjà à la première démarche qui vous portera à l’aimer ; bientôt son respect (je dis son respect, car sa façon d’agir prouve qu’il en aura toujours pour vous) touchera votre cœur ; ajoutez ensuite un amour tendre et constant, des manières prévenantes, et jugez si vous pourrez y résister. Non, Marianne, je vous connais trop pour me tromper ; oui, je vous le répète, vous serez heureuse, Marianne, et même très heureuse avec un homme de ce caractère.