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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/100

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Mais, hélas ! l’image de celle qu’il avait tant aimée était profondément gravée dans sa mémoire. Elle était toujours là devant lui. Au milieu des abstractions d’études acharnées, pendant les longues heures de prière et de méditation, son esprit qu’il s’efforçait d’isoler de toute préoccupation mondaine, pour l’élever jusqu’à Dieu, s’égarait dans les nuages de l’imagination et, poussé par un souffle inconnu se rabattait sur la terre, vaste champ semé d’illusions et de souffrances. Alors il revoyait passer, comme dans un songe, ces jours de jeunesse où il avait senti son cœur s’éveiller et battre de la vie orageuse des passions. Comme ces belles créatures, plutôt fées que femmes, qui effleurent nos fronts de leurs mystérieux baisers dans nos rêves de vingt ans, elle passait et repassait devant ses yeux avec tout le charme magnétique de sa superbe beauté. À genoux devant elle il lui tendait les bras. Mais elle, belle comme une madone et fière telle qu’une reine, le regardait à peine. Il courbait son front jusqu’à terre, pour sentir les plis frissonnants de sa robe de satin effleurer ses cheveux ; et puis il se relevait afin de respirer les parfums qu’elle avait laissés derrière elle et qui flottaient sur son passage avec de célestes arômes. Une apparition cruelle venait alors brûler ses yeux. C’était bien elle encore qui revenait vers lui, mais cette fois elle n’était plus seule. Appuyé sur le bras d’un brillant gentilhomme, elle s’inclinait amoureusement, se penchait, s’appuyait sur cet homme qui lui souriait avec ce bonheur toujours un peu fat que donne la possession assurée.

Oh ! alors, le pauvre Jolliet, pour arrêter un sanglot prêt à éclater dans le silence de la chapelle, enfonçait ses ongles dans les chairs de sa poitrine, et, la prière finie, regagnait en chancelant la cellule étroite et le dur lit de sangle, où, après de longues heures d’insomnie et de larmes, il s’endormait d’un sommeil fiévreux pendant lequel les mêmes rêves qui l’avaient tour à tour ravi et affligé tandis qu’il était réveillé, le poursuivaient encore jusqu’à l’heure matinale du réveil.

Après deux ans de cette vie de souffrance et de luttes morales, Jolliet eut la conviction bien acquise qu’il n’était pas appelé à l’état ecclésiastique. Et comme il n’avait encore reçu que les ordres mineurs il quitta l’habit.

À cette nature ardente il fallait de l’action, la vie aventureuse, une succession d’événements sans cesse nouveaux. Il lui fallait l’espace. Il se mit à voyager dans ce vaste pays alors à peine exploré. Il remonta le grand fleuve, vogua sur les lacs, vastes mers endormies dans les terres vierges de la Nouvelle-France, s’enfonça dans les sombres forêts de l’ouest, alla s’asseoir sous le ouigouam des sauvages de ces contrées lointaines, vécut de leur vie nomade, apprit leur langue et s’en fit remarquer par son esprit vif et prudent ainsi que par son intrépidité.

Avant de retourner en France, M. Talon, qui connaissait les talents et les voyages de Jolliet, recommanda au comte de Frontenac de confier à ce jeune homme la mission périlleuse et hardie d’aller découvrir le grand fleuve de l’ouest dont on commençait à parler.

Nous sommes au commencement de l’automne de l’année 1672 et nous entrons chez M. le chevalier Robert de Mornac, en son logis de la rue Saint-Louis, à Québec.

Dans une grande salle, au fond de laquelle flambait un beau feu clair allumé dans la cheminée pour combattre l’humidité de la saison, se tenaient M. et Mme de Mornac et leurs trois enfants.

Le chevalier qui pouvait avoir alors trente-cinq ans ne paraissait pas avoir vieilli. Seulement l’expression de sa physionomie était plus réfléchie. Ses mouvements avaient un peu perdu de cette allure bohème qu’ils avaient autrefois.

Quant à sa femme qui devait avoir alors vingt-cinq ans, la maternité n’avait altéré en rien sa beauté. Au contraire celle-ci avait atteint son entier épanouissement, et les formes un peu grêles de la jeune fille avaient fait place aux contours plus harmonieusement arrondis de la femme.

Sa figure n’avait rien perdu de son éclat : les lèvres conservaient toute la vivacité du carmin le plus pur, le sang de la jeunesse brillait toujours aussi vermeil sous l’épiderme velouté des joues. Seuls ses grands yeux noirs avaient un peu perdu de cette vivacité curieuse de la jeune fille, et leur regard avait maintenant une expression profonde, sérieuse et réservée que lui donnait l’expérience de la vie.

Doués tous deux d’une nature ardente et d’une grande intelligence, les époux offraient le spectacle assez rare d’une union bien assortie. Confiants l’un dans l’autre, trouvant l’un chez l’autre ce fond de dévouement et de tendresse qui existe toujours dans les belles organisations, assez fortunés pour n’avoir jamais à redouter d’être froissés tant soit peu par les étreintes de la gêne, ils étaient aussi heureux qu’on le peut être ici-bas.

Commodément assis dans un grand fauteuil, Mornac babillait avec ses enfants.

L’aîné, beau garçon de cinq ans ressemblait, paraît-il, à son grand-père de Richecourt. Il était fièrement à cheval sur le genou droit du chevalier.

Une charmante petite fille de trois ans était assise sur l’autre genou. Cette figure d’ange était la reproduction parfaite de celle de sa mère. Elle était si belle que son père ne pouvait s’empêcher de l’embrasser à chaque fois que son regard tombait sur elle.

Quant au dernier, bambin de deux ans, plein de force et de pétulance, c’était tout le portrait du père. Lèvres minces, nez aquilin, il avait les traits distinctifs des Mornac. Après maints efforts et par de savantes manœuvres il était parvenu, en se hissant sur le bras du fauteuil, à grimper sur l’épaule paternelle. Assis là fort à son aise, il enfonçait de temps à autre ses petits doigts roses entre les lèvres du chevalier qui feignait alors de le mordre, au grand plaisir de l’espiègle ; ou bien encore il tirait, plus que de raison, les longues moustaches en croc de son père.

Malgré les taquineries du plus jeune, le chevalier racontait aux deux aînés l’histoire de ses aventures avec les Iroquois ; mais cette édition était tellement augmentée, amplifiée,