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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/101

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embellie que Mme de Mornac, qui avait partagé ces aventures avec son mari, ne les reconnaissait presque plus. Aussi la jeune femme ne cachait-elle pas le sourire un peu moqueur que la verve, toujours gasconne, de son mari attirait sur ses lèvres.

L’on vint dire que M. Louis Jolliet désirait présenter, avant que de partir, ses hommages à monsieur et à madame de Mornac.

— Faites entrer M. Jolliet, dit le chevalier en déposant, après une dernière caresse, ses enfants à terre.

La porte s’ouvrit de nouveau et Jolliet entra.

Mornac alla au-devant de lui, et l’accueillit de la façon la plus cordiale.

Jolliet salua profondément Mme de Mornac. Celle-ci lui offrant la main il la baisa galamment, comme c’était alors l’usage entre personnes intimes.

Lorsque Jolliet releva la tête, ses joues étaient légèrement rougies par la chaleur que ce baiser avait fait monter à son visage.

Mornac et sa femme, qui savaient que Jolliet était quelque peu timide, et qui ne s’étaient jamais doutés un instant de l’amour du jeune homme, crurent que c’était un reste de gêne qui le faisait rougir ainsi, et tous les deux rivalisèrent d’entrain pour le mettre à son aise.

Il faut dire que Jolliet, qui avait d’abord passé deux ans chez les Jésuites, dans une entière réclusion, et qui avait ensuite voyagé la plus grande partie du temps, n’avait fait que de très rares apparitions chez les deux époux.

— J’ai appris aujourd’hui que Monseigneur le comte de Frontenac vous avait chargé d’un grand voyage d’exploration dans l’Ouest, dit Mornac.

— Oui Monsieur le chevalier, je pars ce soir même pour le Montréal.

— Si tôt ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir auparavant ? Vous savez bien que vous avez plus d’un titre à vous croire de la famille.

— Ah ! voyez-vous, répliqua Jolliet en s’inclinant, c’est que j’ai été complètement absorbé par mes préparatifs de voyage. Et rappelez-vous que je viens presque d’arriver des pays d’en haut et que je ne suis à Québec que depuis quelques jours. Le Gouverneur s’est décidé tout à coup à me confier cette mission, et comme je dois aller prendre le Père Marquette à Machillimakinac d’où nous nous mettrons en route de très bonne heure au printemps, pour chercher le grand fleuve de l’Ouest, j’ai pensé qu’il fallait me dépêcher de partir d’ici cet automne, afin de remonter le Saint-Laurent et les lacs avant la saison rigoureuse de l’hiver.

— Vous serez sans doute bien approvisionnés et accompagnés.

— Nous prendrons nos provisions de bouche, du maïs et de la viande séchée, à Machillimakinac. Quant à l’argent, aux instruments et au papier nécessaires pour faire les cartes des endroits que nous visiterons et rédiger notre journal de voyage, le Gouverneur y a généreusement pourvu. Pour compagnons de voyage, outre le père Marquette, j’aurai cinq français, dont l’un n’est autre que notre brave Joncas qui est toujours alerte et actif.

— Madame votre mère doit être chagrine de vous voir repartir sitôt, remarqua Jeanne.

— Oui, cette pauvre mère ne se fait guère à mes absences fréquentes et prolongées. Cependant, depuis qu’elle s’est remariée, je crains bien moins de m’éloigner d’elle.

Jolliet faisait allusion au troisième mariage que sa mère avait contracté dans l’automne de l’année 1665 avec M. Martin Prévost.

On causa quelque temps encore et puis Jolliet prit congé de ses hôtes.

Il baisa une dernière fois la main blanche et potelée de Mme de Mornac, donna une bonne poignée de main au chevalier et sortit.

Il avait le cœur gros.

En regardant son logis il se disait :

— Je croyais pourtant, mon Dieu ! que le temps, l’éloignement prolongé, la vie aventureuse que j’ai menée depuis quatre ans, avaient détruit mon amour pour cette femme. Hélas ! je sens bien, au contraire, qu’il n’est pas mort et qu’il vivra toujours au fond de mon âme ! Et elle est sacrée pour moi ! Elle appartient à un autre homme qui est mon ami ! Enfin ! comme je me le suis souvent dit, c’était la seule femme que je pouvais aimer ; elle ne peut être à moi, je renonce donc à l’amour pour ne plus songer qu’à la gloire ! Oui, à la gloire d’attacher mon nom roturier à quelque noble entreprise qui me vaudra les honneurs du respect de la postérité. Déjà la renommée semble me sourire puisque l’on daigne me confier à moi, jeune homme, une mission qui demande le savoir et l’expérience de l’âge mûr. N’importe ! si la gloire a coûté aussi cher à tous ceux qui l’ont obtenue, ils ont dû bien souffrir !

Pauvre Jolliet ! tu pressentais donc que la renommée ne s’acquiert ici-bas qu’aux prix d’innombrables souffrances !

Ô vous tous qui fûtes grands sur terre, inventeurs, capitaines, découvreurs, poètes, artistes renommés, venez donc dire à ceux qui contemplent froidement vos chefs-d’œuvre, sans rien connaître de l’atroce douleur qui précède et accompagne les enfantements du génie, venez donc leur compter les larmes que ces nobles enfants de votre âme vous ont coûtées !

Quiconque connaît votre histoire sait combien votre organisation, toute nerveuse et sensitive, vous porte à souffrir. À peine votre intelligence a-t-elle pressenti la vie, que votre âme, née pour les grandes conceptions, déjà se prend à soupirer après l’idéal, à désirer l’infini.

Presque tous, alors que votre cœur frissonnant d’une exubérance de vie demandait à l’amour d’accueillir le trop plein de cette bouillonnante sève intellectuelle que vous sentiez s’agiter dans votre être tout entier, presque tous vous vous êtes affaissés à vingt ans sous l’immense douleur d’un amour déçu. Oui, frappés en plein cœur par le gantelet de fer du désespoir, atrocement blessés dans la partie la plus sensible de vous-mêmes, vous êtes tombés sanglants, mourants presque, sur cette impassible terre qui, depuis que Dieu la lança dans l’espace, a tant bu de larmes et de sang ! Éperdus de douleur, palpitants de souffrance, vous êtes restés là, plus ou moins longtemps selon la violence et la soudaineté du choc et la force de