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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/18

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pour le moins, autant que toi ; et cette longue épée, que voici partage absolument, sur ce point, ma manière de penser.

— Oah ! ricana Griffe-d’Ours.

— Oah ! répéta Mornac en caressant le pommeau d’argent ciselé de sa bonne lame.

Un éclair courut sur la prunelle fauve du Sauvage, qui étendit soudain le bras vers le chevalier, mais se contenta pourtant de saisir le broc de vin rouge et d’en verser ce qu’il contenait dans son gobelet, qu’il vida les yeux fixés sur le Gascon.

— Holà ! père Boisdon ! s’écria Mornac, en frappant la table avec le cul du broc. À boire, respectable hôtelier ! l’air de la Nouvelle-France me dessèche la gorge.

— Par saint Jacques, mon patron vénéré, murmura le timoré Boisdon, à l’oreille du jeune homme, vous allez, bien sûr, être cause d’un malheur, monsieur le chevalier ! Ne voyez-vous pas qu’il est gris ?

— Sois tranquille ; avant dix minutes je le saoule et le couche sous la table. J’en ai terrassé de plus forts, va, cap-de-dious !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-il arriver ! soupira Boisdon en descendant à la cave.

Et dans le coin sombre, les buveurs ne buvaient plus. Ils auraient bien voulu sortir ; mais l’Iroquois se trouvait près de la porte, et ils craignaient qu’il ne vînt à se jeter brusquement sur eux.

Boisdon s’approcha timidement de la table, dont il s’éloigna aussitôt après y avoir déposé le broc demandé.

Mornac remplit le gobelet du Sauvage, ainsi que le sien qu’il but, en savourant chaque gorgée avec de petits claquements de langue approbateurs.

Le regard du Sauvage se fixait de plus en plus sur la tête du gentilhomme. Par trois fois il remplit et vida son gobelet sans quitter des yeux les boucles frisées du chevalier.

— À la longue vieillesse de ma chevelure, fit Mornac qui but un rouge bord, et puisse-t-elle blanchir en paix sur mon crâne !

À ce défi, Griffe-d’Ours poussa un rugissement et s’élança vers Mornac en brandissant son couteau.

Il avait grand-peine à se tenir sur ses jambes.

Prompt comme l’éclair, le Gascon lui saisit le poignet qu’il lui tordit en l’attirant vers la terre.

Le Sauvage tomba d’abord sur le genou, puis s’affaissa près de table, sous laquelle Mornac le poussa du pied. L’Iroquois était ivre-mort.

Les buveurs du fond de la salle s’élancèrent vers la porte sans payer leur consommation, et se sauvèrent à toutes jambes.

— Là ! voyez-vous, monsieur ! s’écria Boisdon. En voilà qui décampent sans me payer ; et cela par votre faute !

On a remarqué, sans doute, la progression descendante du respect de Boisdon pour le chevalier de Mornac. D’abord il l’avait nommé : monsieur le marquis, puis monsieur le comte, et enfin monsieur tout court.

— Oui ! continua Boisdon, qui me payera ce vin-là, maintenant ? Ne vous avais-je pas dit que vous me feriez un malheur ? Et cet homme dangereux, comment m’en débarrasser lorsqu’il se réveillera ?

— Sandis ! oublies-tu donc à qui tu parles, maroufle ! s’écria Mornac échauffé par le vin. Tiens ! voici un louis, paye-toi, et si cette brute te veut causer noise à son réveil, viens me chercher en haut et je te la mettrai proprement à la porte. Car, un animal de la sorte ne mérite pas mieux.

Tandis que la figure de Boisdon se rassérénait, et que le bonhomme se confondait en excuses et en remerciements, Mornac gravit lestement l’escalier qui menait au second étage.

Le Gascon avait la jambe ferme comme un soldat à jeun sur le champ de parade. Il buvait sec, ce digne chevalier ! S’il aimait les longues phrases et les grands coups d’épée, il affectionnait aussi particulièrement les grands verres, et les savait vider royalement.

Mornac, n’ayant rien de mieux à faire pour le moment, s’étendit sur son lit et s’endormit bientôt. Ce n’est pas que le vin l’eût alourdi. Oh ! que non ! Mais, fatigué par une longue traversée, et trouvant plus confortable le lit de l’auberge que le cadre étroit dans lequel il avait dû dormir pendant près de deux mois, le jeune homme avait sommeil ; ce qui, du reste, arrive aux plus gens de bien même quand ils n’ont point bu.

Il ne s’éveilla que deux heures plus tard, et grâce encore à la pesanteur de la grosse main de Boisdon, qui lui secouait l’épaule.

— Pardon, monsieur le comte (la pièce d’un louis avait fait remonter l’estime de l’aubergiste), pardon, si je me permets de mettre fin à votre somme ; mais il est six heures, et votre souper sera bientôt prêt.

— Je t’absous, cadédis ! je t’absous, brave homme, du moment que tu n’interromps pas une de mes jouissances que pour m’en procurer une autre. Sais-tu que ce léger sommeil m’a remis en appétit, et que je me sens d’énormes cavités sous les côtes ?

— Monsieur le comte est bien bon de rendre indirectement un hommage aussi flatteur à ma cuisine. Mais il m’avait toujours semblé que c’était plutôt l’exercice et le grand air qui excitaient à manger.

— Eh ! eh ! père Boisdon, vous oubliez le vin dans votre nomenclature.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Et puis, monsieur le comte, ce n’est pas pour vous offenser, mais vous buvez sec. Eh ! eh !

— N’est-ce pas ? fit Mornac en s’étirant les bras avec un air satisfait. Sais-tu que c’est attribut royal, et que je le tiens du grand roi Henri IV par la famille de Navarre, à laquelle la mienne est liée d’assez près.

Si Mornac n’eût pas été un tantet vantard et menteur, il n’eût vraiment pas été Gascon.

— Oh ! mais, dites donc, père Boisdon, votre Iroquois vous a-t-il donné bien du mal, ou cuve-t-il encore son vin ?

— Non, monsieur le comte, il s’est réveillé, il y a un quart d’heure à peine, et s’en est allé tout de suite. Il avait encore l’air bien farouche, et je l’ai vu qui errait sur la grand’place comme âme en peine. Pourvu, maintenant, qu’il n’aille pas faire de mauvais coups. Car, lorsqu’ils sont saouls, ces Sauvages sont