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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/19

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encore plus terribles qu’à jeun. Mais monsieur le comte veut se lever ; je m’en vas.

— C’est bon, fit Mornac, qui se mit sur son séant. Je voudrais faire un brin de toilette ; en ai-je le temps avant souper ?

— Heu !…… oui, répondit l’hôtelier en tirant de son gousset une énorme montre d’argent, dont un seul coup bien asséné aurait assommé un ours. Monsieur le comte a une dizaine de minutes à lui.

— Oh ! alors, j’aurai fini assez tôt pour ne me point faire attendre.

Boisdon sortit et le chevalier sauta à bas de son lit.

Comme il n’avait que le pourpoint et le haut-de-chausses que nous connaissons, la toilette de Mornac ne lui prit pas beaucoup de temps. Seulement, au lieu des lourdes bottes que nous lui avons vues en premier lieu, il chaussa d’abord une paire de bas de soie qui lui montaient au-dessus du genou, et puis enserra ses pieds en des souliers, à boucles d’or et qu’on appelait bottes de villes ou bottines. Ensuite, il tira de sa valise une assez jolie paire de manchettes en fine batiste ornée de dentelles, ainsi qu’une large cravate de point d’Espagne, qu’il noua sur sa gorge par un ruban rose, et dont il laissa pendre les bouts en cascades sur le devant du pourpoint. Puis il raffermit sa chevelure et retortilla sa longue moustache brune.

Ainsi fait, il avait l’air si crâne, que lorsqu’il sortit de sa chambre, demoiselle Perpétue Boisdon[1] sentit battre vivement son cœur, sous sa maigre poitrine ; et je crois que, si Mornac eût voulu l’embrasser, lorsqu’il la rencontra sur le palier — pardonnez-moi cette médisance sur une femme aussi rigide — elle eût volontiers tendu la joue.

Vers les sept heures et demie, Mornac, le feutre à larges bords incliné fortement sur l’oreille gauche, et sa longue rapière au côté, sortit de l’auberge du Baril-d’Or. Il se rendait chez M. Ruette d’Auteuil, qui, l’on s’en souvient, demeurait sur l’emplacement occupé de nos jours par l’Hôtel du Parlement.

Bien que la nuit ne fût pas encore venue, la lumière du jour pâlissait sensiblement, et l’ombre commençait à s’épandre dans les rues désertes.

Le chevalier mettait le pied sur la dernière marche du seuil de la taverne, lorsque la bonne grosse figure de Boisdon se pencha par la porte entrebâillée, qui laissait voir aussi la main droite de l’aubergiste armée d’une énorme barre de chêne.

— Monsieur le comte ne trouvera pas mauvais, sans doute, dit le brave homme, que je barricade ma porte à cette heure. Il faut être prudent par le temps qui court ; les Iroquois rôdent continuellement aux environs, sans compter ceux qui sont aujourd’hui dans la ville. Savez-vous que je serais bien en peine si celui de cet après-midi allait revenir. Les bons bourgeois n’ont pas toujours l’honneur d’abriter sous leur toit une excellente lame accompagnée d’un poignet aussi solide que le vôtre, monsieur le comte ; aussi sont-ils accoutumés de se renfermer de bonne heure. Bien en a pris, l’autre soir, à Nopce qui demeure au pied de la Côte de Sainte-Geneviève. Nicolas Pinel et son garçon, Gilles, s’en revenaient de leur désert, en haut de chez Nopce, quand ils furent attaqués par deux Iroquois qui manquèrent les prendre vifs. Blessé d’un coup d’arquebuse, dont il est mort au bout de quelques jours, maître Nicolas se précipite de peur, avec son garçon, aval la montagne pour se sauver. Boisverdun, qui était avec eux, lâcha son coup de fusil sur les Sauvages, mais sans les toucher. Les Iroquois ayant été se joindre à d’autres, tout près de la maison de Nopce, y tirèrent un coup d’arquebuse dans la porte, qu’ils auraient enfoncée si elle n’eût pas été bien verrouillée et barricadée en dedans. Les chiens jappèrent toute la nuit à la Côte Sainte-Geneviève.[2] Vous voyez que les bonnes gens n’ont pas tort de se mettre à l’abri dès la brunante. Quand monsieur le comte reviendra, il n’aura qu’à se nommer, et j’ouvrirai tout de suite.

— C’est bon ! c’est bon ! dit Mornac impatienté du babil de l’aubergiste, et il s’avança dans la rue Notre-Dame, qui ne devait porter le nom de Buade que vingt ans plus tard.

Comme il allait dépasser la demeure de l’évêque, une jeune femme, à la démarche vive et légère, déboucha, en courant, de la rue du Fort ; puis, à cinq pas derrière elle, un homme bizarrement vêtu ou plutôt très peu vêtu, qui la poursuivait.

— La joue de la vierge pâle est comme une belle fleur que le chef veut admirer de près, criait d’une voix avinée l’homme qui la rejoignit en deux bonds.

Il avait déjà passé son bras droit autour de la taille et allait effleurer de ses lèvres le visage de la jeune personne, lorsque celle-ci se détourna vivement, se dégagea et le frappa en pleine figure de sa petite main fermée.

L’homme ricana et s’élança de nouveau vers elle.

— À moi ! au secours ! cria la pauvre femme.

Le Sauvage allait encore porter sur elle ses mains brutales, quand, soudain, Mornac bondit au-devant de lui, son épée nue au poing. Dédaignant d’en frapper de la pointe un ennemi dont les mains sont sans armes, le chevalier rabat violemment le pommeau de son épée sur la poitrine nue de l’Iroquois, qui tombe à la renverse.

— Griffe-d’Ours ! s’écrie Mornac avec surprise.

— Oah ! s’exclame l’autre en se relevant. Malheur au jeune fou qui a fait couler de l’eau de feu dans les veines de la Main-Sanglante !

Et Griffe-d’Ours lance son tomahawk à la tête de Mornac.

Celui-ci, qui a deviné l’intention du mouvement, fait un bond de côté.

La hache passe en sifflant entre Mornac et la jeune femme, et s’en va frapper le mur du logis de Mgr de Laval.

Aveuglé par la colère, Griffe-d’Ours se jette,

  1. On sait que les femmes mariées, chez le peuple, n’ayant pas droit au titre de dame, s’appelaient alors demoiselles. Les seules femmes nobles se nommaient dames.
  2. Historique. Journal des Jésuites, 27 avril 1651.