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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/20

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le couteau au poing, sur le chevalier qui tombe aussitôt en garde en protégeant la jeune femme.

Légèrement piqué d’un coup de pointe à la poitrine, le Sauvage, que l’épée du gentilhomme tient à distance, pousse des cris furieux.

Cette scène n’avait duré que quelques secondes ; mais elle se passait tout près du fort des Hurons, et avait attiré l’attention de ces derniers dont une dizaine se précipitent en dehors de la palissade.

Ils entourent l’Iroquois qui brandit son couteau en hurlant.

— Chiens que vous êtes, osez donc porter la main sur un chef, que je vous envoie rejoindre les mânes de vos parents massacrés par les miens ! Venez tous !… Vous tremblez ; vous n’avez que des cœurs de renards et vos bras sont plus faibles que ceux d’une femme !…

Le cercle des Hurons s’épaississait de plus en plus, grâce aux secours qui leur arrivaient à chaque seconde, et le chef allait être culbuté, tué sans doute, lorsqu’un bruit de pas retentit dans la rue du Fort, en même temps qu’une voix sonore y criait d’un ton de commandement :

— Arrêtez tous, au nom du roi !

Une dizaine de soldats armés suivaient, en courant, cet homme, qui n’était autre que Louis Peronne, sieur de Mazé, capitaine de la garnison du Fort de Québec.

— Que signifie ce vacarme ? demanda-t-il en arrivant.

Mornac s’avança et lui raconta l’affaire en deux mots. Le sieur de Mazé perça la foule qui environnait l’Iroquois, et dit à Griffe-d’Ours :

— Suivez-moi, chef. Vous passerez la nuit au château, avec vos guerriers qui, surpris de ne vous point retrouver ce soir, sont venus se plaindre au gouverneur de votre disparition. J’étais en train de vous chercher pour vous ramener vers eux quand le bruit que vous venez de faire a attiré mon attention et mes pas de ce côté. Venez, ne craignez rien, et fiez-vous à la bonne foi des Français. Vous resterez toute la nuit au château pour qu’il ne vous arrive rien de fâcheux, et, demain matin, vous serez libre de partir.

Le gouverneur avait pris ses dispositions pour empêcher les Iroquois d’errer par la ville, pendant la nuit, en les gardant au château Saint-Louis, où une surveillance immédiate pouvait être exercée sur eux.

Assez content au fond d’échapper aux mains vengeresses des Hurons, ses ennemis mortels, Griffe-d’Ours se mit aussitôt à la disposition du capitaine.

Il avait déjà fait deux pas quand il s’arrêta.

— Jeune homme à face pâle, dit-il à Mornac, nous nous rencontrerons encore sur le sentier de guerre ; et toi, vierge blanche, tu viendras avant longtemps habiter le wigwam du chef !

Il se retourna au milieu des soldats qui l’entouraient et le bruit de ses pas se perdit bientôt, avec ceux des soldats, à l’extrémité de la rue du Fort, où tous disparurent dans l’ombre de la nuit.

— Va-t-en au diable, je ne te crains guère ! grommela Mornac, qui, se tournant vers la jeune femme dont la peur avait paralysé les mouvements ajouta :

— Me permettez-vous, madame, de vous offrir mon bras pour vous conduire à l’endroit où vous désirez aller.

— J’accepte avec reconnaissance, monsieur, répondit la dame d’une voix fraîche et distinguée.

Le chevalier tendit galamment son bras gauche, sur lequel la jeune personne appuya la main en disant au gentilhomme :

— Je ne vais qu’à deux pas d’ici, chez M. Ruette d’Auteuil, où je suis invitée à passer la veillée.

— Quelle rencontre fortunée ! repartit Mornac. Je suis prié moi-même à cette soirée.

— Vraiment ! ce m’est un fort heureux hasard que d’y rencontrer mon sauveur.

— Votre sauveur, non, madame, mais bien plutôt le plus humble de vos serviteurs.

Ce gredin de Gascon avait le coup-d’œil vif. Il s’était aperçu tout de suite, malgré l’obscurité, que sa compagne était jeune, jolie et distinguée.

— Vous devez vous demander, reprit la belle inconnue, comment une jeune femme a pu se hasarder à sortir ainsi seule le soir.

La chose est toute simple. Je demeure au commencement de la rue Saint-Louis. Ce n’est qu’à quelques pas de chez M. Ruette d’Auteuil, et la ville étant habituellement assez tranquille, même à cette heure, j’ai cru pouvoir m’y rendre seule. Mais comme je m’engageais sur la place d’armes, j’ai remarqué qu’un homme se relevait de terre, au coin de la sénéchaussée.[1]

Instinctivement j’ai hâté le pas, sans courir, néanmoins ; car je ne suis pas peureuse.

— Je le crois bien, sandis ! À la manière dont vous avez frappé l’Iroquois au visage, j’ai vu tout de suite que vous êtes, madame, d’un naturel fort déterminé.

— Quand j’ai vu qu’il allait m’atteindre, continua la jeune femme avec un sourire, je me suis mise à courir en entrant dans la rue du Fort, et… vous savez le reste. Si je ne me trompe, vous êtes étranger et, de plus, nouvellement arrivé : me sera-t-il permis de vous demander le nom de mon brave protecteur ?

— Robert du Portail, chevalier de Mornac, pour vous servir, madame.

— Ah ! mon Dieu !

— Mon nom est donc bien surprenant ?

— Pardon, monsieur, mais savez-vous que je crois que nous sommes cousins ?

— Cousins, madame ! Veuille le ciel me gratifier inopinément d’une aussi charmante cousine, et je lui en voue une reconnaissance éternelle !

Comme ils étaient arrivés chez M. d’Auteuil,

  1. « Les salles et les bureaux de la sénéchaussée étaient placés dans une maison située en partie sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui le palais de justice à Québec. Lorsque, plus tard, le palais de l’Intendant eut été bâti sur les bords de la rivière Saint-Charles, les bâtiments de la sénéchaussée furent abandonnés : et, en 1681, l’emplacement, avec les ruines, fut donné par le roi aux Récollets, qui finirent par y transporter leur couvent. » M. l’abbé Ferland.