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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/24

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bientôt en âge d’être mariée. Mon mari m’a fort avantageusement parlé de vous ce soir. Ne vous êtes-vous pas rencontrés au château ?

— Oui, Madame, répliqua Mornac, et nous avons même failli nous rompre le col ensemble.

— Mais savez-vous que vous avez été bien près de vous tuer ?

— C’est décidément aujourd’hui la journée des aventures, dit Mlle de Richecourt, que Mme d’Auteuil venait de faire asseoir auprès d’elle.

— Est-ce à dire, ma chère, que vous auriez aussi eu la vôtre ? demanda la femme du procureur-général.

— Je le crois bien ! Interrogez plutôt M. de Mornac. Mais, non, sa modestie l’empêcherait de vous raconter l’affaire dans les détails qui lui font le plus d’honneur. Aussi bien vais-je vous la relater moi-même.

On fit cercle autour de la brillante jeune fille. Pendant qu’elle exposait d’une façon charmante et enjouée le danger qu’elle venait de courir, Mornac regardait à droite et à gauche pour se donner une contenance, quand ses yeux tombèrent sur M. de Vilarme. Ce dernier qui, depuis une minute, le fixait du regard en fronçant ses épais sourcils roux, baissa tout aussitôt les yeux.

— Mordious ! pensa Mornac, Vilarme ici ! Ah ! bandit, gare à toi ! Nous nous reverrons ailleurs et bientôt !

— Si tu te veux immiscer dans mes affaires, se disait au même instant Pierre de Vilarme, je trouverai moyen, tout Gascon que tu es, de te forcer à me céder le pas.

La narration de Mlle de Richecourt ayant concentré l’attention sur Mornac, on se mit à accabler le chevalier de questions sur la France et sur la cour du jeune roi.

Mornac s’exprimait avec une grande facilité. Comme il ne l’ignorait pas, du reste, il accepta avec empressement l’occasion qui lui était offerte de faire de belles phrases et de poser un peu.

Aux hommes il parla du surintendant Fouquet, qui, arrêté depuis trois ans, devait enfin subir, dans l’automne de cette année 1664, son procès définitif pour déprédation des deniers publics. Il dit combien le roi était irrité contre ce malheureux administrateur, dont l’amabilité, le grand esprit et la libéralité avaient séduit tant de personnes, entre autres, Saint-Evremont, le philosophe, Gourville, Pélisson, Mme de Sévigné, Mlle de Scudéri et le fabuliste La Fontaine, tous gens dont la courageuse amitié lui devait sauver la vie.

Aux dames, plus désireuses d’entendre parler des faits et gestes de la cour, Mornac s’étendit avec complaisance sur les détails des divertissements donnés par le roi pour plaire à sa jeune maîtresse, Mlle de La Vallière. Après avoir fait mention du carrousel de 1662, il décrivit assez minutieusement la grande fête de Versailles. Elle avait eu lieu au commencement de l’été même. Il énuméra cette cour brillante, composée de six cents personnes défrayées avec leur suite aux dépens du roi, la magnificence des costumes du monarque et de ses courtisans, les courses, les joutes, la cavalcade suivie d’un char doré de dix-huit pieds de haut, de quinze de large, de vingt-quatre de long, et représentant le char du soleil ; puis l’illumination où quatre mille gros flambeaux éclairaient l’endroit où se donnaient ces jeux, quand la nuit venait, car la fête avait duré sept jours ; et le festin servi par deux cents personnages représentant les saisons, les faunes, les sylvains, les dryades avec des pasteurs, des vendangeurs et des moissonneurs ; enfin les divertissements du théâtre où Molière avait fait jouer la comédie de la Princesse d’Élide, la farce du Mariage forcé, et surtout les trois premiers actes du Tartufe, chef-d’œuvre que le roi avait voulu entendre avant même qu’il ne fût achevé.

Le Gascon eut soin de dire qu’il avait assisté, pris part à ce passe-temps royal. Il trouva même moyen d’avouer, modestement, qu’il y avait fait assez bonne figure. Mais il négligea d’ajouter qu’il s’y était à peu près ruiné en frais de costumes pour une certaine baronne, très belle du reste, qui se trouvait alors à Paris et qui devait assister de loin à ces jeux où c’était une très grande faveur que d’être invité ; la susdite baronne lui ayant en sus dérobé trois mille écus avec lesquels elle s’en était allée, sans aucun adieu. Ce qui avait déterminé notre cadet à venir se refaire au pays d’Amérique.

Il venait de finir qu’on l’interrogeait encore, tant ces détails charmaient la société tout éblouie par le mirage de ces splendeurs éloignées, quand un domestique vint dire que le jeune M. Jolliet demandait à voir Mlle de Richecourt un instant.

— Mais, faites entrer M. Jolliet, dit Mme d’Auteuil.

Mlle de Richecourt la remercia d’un regard.

Un instant après apparut un grand garçon de dix-huit ans, à la figure ouverte, intelligente et distinguée, mais aux manières un peu timides et embarrassées, comme celles de tout collégien : Louis Jolliet venait de terminer ses études au collège des Jésuites. Le pauvre jeune homme, tout intimidé par tant de regards fixés sur lui, s’avança en rougissant vers la maîtresse de la maison et la salua pourtant avec distinction ; car, malgré tout, il avait dans les veines du sang de gentilhomme, et par son grand-père maternel, les d’Abancour revivaient en lui.

Il se tourna, en rougissant plus encore, vers Jeanne de Richecourt.

— Ma mère, dit-il, a été bien inquiète à votre sujet, mademoiselle, en apprenant le danger que vous venez de courir. Et j’ai bien regretté avec elle que vous ayez refusé l’offre que je vous avais faite de vous accompagner.

— Je suis très sensible à votre sollicitude, répondit la jeune fille ; mais ce danger n’existant plus, vous devez vous rassurer, et pour moi, je ne puis maintenant que me réjouir d’une circonstance qui m’a fait reconnaître plus tôt l’un des membres de ma famille, M. de Mornac. — Permettez-moi, mon cousin, de vous présenter monsieur Jolliet, le fils aîné de ma bonne mère adoptive.

Par cette délicate attention, Mlle de Richecourt tirait d’embarras le jeune homme, qui ne se sentant plus ébloui par tous ces regards de