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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/25

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femmes, se mit à causer à l’aise avec Mornac. Quelques minutes après, ils parlaient et riaient tous deux comme de vieux amis ; car leurs natures franches et sympathiques s’étaient aussitôt comprises.

Mme d’Auteuil quitta sa place un instant pour donner des ordres. Mornac, qui épiait l’occasion, vint s’asseoir auprès de Mlle de Richecourt. Le jeune Jolliet laissé seul se rapprocha de M. de Vilarme, qui, le dos appuyé contre le mur près de la causeuse où Jeanne était assise, semblait perdu dans une profonde rêverie. Tandis que Louis Jolliet engageait la conversation avec M. de Vilarme, Mlle de Richecourt disait rapidement à voix basse à Mornac :

— Je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas, monsieur le chevalier, vous êtes bien ce parent dont mon pauvre père m’a si souvent parlé ?

— Certainement, mademoiselle ; j’ai l’honneur d’être votre cousin au second degré, par M. du Portail, dont votre père a porté autrefois le nom avant que Sa Majesté Louis XIII l’eût fait comte de Richecourt. Si nous ne nous sommes pas connus en France, vous et moi, c’est que j’ai été assez longtemps à l’armée, et que les deux fois que j’ai rencontré feu M. le comte à son château, la dernière dans de bien tristes circonstances, vous étiez au couvent.

— C’est bien cela ! murmura Jeanne d’un air rayonnant. Merci à Dieu de m’avoir envoyé celui-là même sur lequel je me puis appuyer en toute confiance ! Pardonnez-moi, mon cousin, de ne vous parler que par périphrases ; il m’est impossible d’être plus explicite à présent. D’abord nous n’en avons pas le temps, et puis celui de qui j’ai tout à craindre doit m’observer en ce moment.

— Qui donc, ma cousine ?

M. de Vilarme. Méfiez-vous de lui ; c’est un monstre que cet homme.

— Oh ! je le connais, et peut-être mieux que vous encore, ma cousine ! Feu M. votre père vous a-t-il jamais parlé de ce Vilarme ?

— Non.

— N’importe ; sans savoir ce qui vous porte à le haïr, je comprends moi, pauvre enfant ! la répulsion naturelle, l’horreur même que vous devez éprouver à sa vue.

— Comment ! expliquez…

— Non ! pas maintenant, ce serait trop horrible et trop long à vous raconter ici.

— Mon Dieu, que voulez-vous donc dire !… Je tremble… Mais vous avez raison, il pourrait vous entendre, il est à côté de nous… Demain… n’est-ce pas ? Ah ! l’heureuse idée ! Écoutez, mon cousin ! Demain, Mme Jolliet, ma mère adoptive, se rend avec son fils et ses serviteurs, pour veiller à ses moissons, sur sa terre de la Pointe-à-Lacaille. Je l’ai décidée, comme les années précédentes, à m’emmener avec elle. Venez me reconduire ce soir à ma demeure, et je vous ferai demander par le jeune Jolliet de nous accompagner en ce voyage. Notre parenté vous y autorise, et par le temps qui court, où les Sauvages sont toujours aux aguets, une bonne escorte est plus que nécessaire. À la Pointe-à-Lacaille, nous pourrons nous voir seule à seul. Vous me direz tout ! Et vous m’aiderez à échapper aux obsessions de cet homme odieux ! Mais, chut ! voici Mme d’Auteuil qui revient.

En ce moment, Mlle de Richecourt aperçut du coin de l’œil quelqu’un qui se penchait derrière elle pour reprendre son mouchoir qu’il avait laissé tomber. C’était Vilarme qui, après s’être redressé, passa son bras sous celui du jeune Jolliet, s’éloigna de quelques pas et lui dit : — Mlle de Richecourt m’a tantôt appris le voyage que vous faites demain à la Pointe-à-Lacaille. (Vilarme, n’ayant pas parlé de la soirée à Mlle de Richecourt, mentait effrontément). Comme les Iroquois rôdent sans cesse aux environs, je crois que plus votre escorte sera nombreuse plus sûr en sera votre voyage. Si vous les voulez bien accepter, je vous offre mes services, tout faibles qu’ils soient, et je serai fort heureux de vous accompagner. Outre que je pourrai vous être utile, j’aurai l’occasion de continuer mes observations sur votre beau pays, et d’aller chasser dans les îles situées en face de la Pointe-à-Lacaille. On dit qu’elles sont bien giboyeuses ?

Surpris par cette demande à brûle-pourpoint, le jeune Jolliet accepta les offres de M. de Vilarme. Mais après deux minutes de réflexion il s’en repentit. Bien que Mlle de Richecourt ne lui eût jamais rien dit contre M. de Vilarme, il n’était pas sans s’être aperçu de l’antipathie qu’elle ressentait pour cet étranger, qu’il détestait lui-même sans trop savoir pourquoi, ou peut-être pour un motif que nous découvrirons bientôt et que le jeune homme ne se voulait point avouer.

La soirée s’écoula sans autres incidents dignes de remarque. L’heure du départ arrivée, M. de Vilarme vint demander à Mlle de Richecourt la faveur de l’accompagner chez elle. Mais celle-ci refusa gracieusement en disant que MM. Jolliet et de Mornac s’étaient offerts avant lui et qu’elle avait accepté leurs services.

Vilarme se mordit les lèvres et se perdit aussitôt dans le groupe des invités qui sortaient.

Pendant que Mornac allait chercher son chapeau, qu’il avait laissé dans l’antichambre, Jeanne dit rapidement quelques mots à l’oreille de Louis Jolliet, qui répondit par un mouvement affirmatif.

En regagnant le logis de sa mère, Jolliet pria Mornac d’accompagner sa famille à la Pointe-à-Lacaille.

Mornac le remercia avec effusion, et il fut convenu que le chevalier rencontrerait ses nouveaux amis le lendemain matin sur les neuf heures, à la basse-ville, près du Magasin.

Le gentilhomme laissa Mlle de Richecourt à la porte de la demeure de Mme Guillot, après avoir baisé la main de sa cousine et souhaité le bonsoir à Louis Jolliet, et s’en revint à l’hôtellerie du Baril d’Or, en longeant le mur d’enceinte du château Saint-Louis.

La nuit était noire et quelques rares étoiles se montraient seulement au ciel. Les rues de la petite ville étaient sombres et désertes, et Mornac n’entendait d’autre bruit que celui de ses pas et que les notes étranges et plaintives d’une jeune Huronne qui endormait son nou-