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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/26

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veau-né. Ce chant doux, triste et lent, venait du fort des Hurons que le chevalier longeait en ce moment, et sortait d’un ouigouam à peine éclairé par les lueurs mourantes d’un feu qui allait s’éteindre.

Mornac s’engagea dans l’ancienne rue Notre-Dame. Comme il arrivait au coin de la ruelle du Trésor, un homme, le feutre rabattu sur les sourcils, et le bas du visage masqué par le pan d’un manteau, se jeta sur lui l’épée au poing.

Le chevalier, qui avait cru entendre un bruissement précéder l’attaque, se jeta de côté et dégaina. De sorte que la lame de l’inconnu rencontra celle du Gascon, qui s’écria, entre deux parades :

— Eh ! sandious ! à qui en voulons-nous, l’ami ? Est-ce à ma bourse ? Je l’ai malheureusement oubliée en mon logis ; encore ne vaut-elle pas la peine qu’un chrétien risque de se faire taillader des boutonnières dans la peau, pour les quelques louis que je possède encore. Ah, çà ! monsieur le coupe-jarret, c’est donc à ma vie que vous en voulez ! Eh bien ! vous allez voir que j’y tiens furieusement. Attendez !

Mornac se fendit à fond avec la promptitude d’un ressort qui se détend. Mais la pointe de son arme ne rencontra que le vide. L’inconnu, qui avait probablement compté assassiner le gentilhomme avant que celui-ci fût sur ses gardes, avait rompu brusquement, et se sauvait à toutes jambes sur la grand-place en longeant le portail de la grande église.

Mornac se lança à sa poursuite, mais le spadassin disparut presque aussitôt près de la clôture qui entourait le clos Couillard et passait derrière la cathédrale en gagnant l’Hôtel-Dieu. Le chevalier qui ne connaissait pas bien l’endroit, ne poussa pas plus avant ses recherches et remonta vers l’auberge du Baril-d’Or en grommelant :

— Il faisait trop noir pour le bien reconnaître, mais que je sois écorché vif si ce n’est pas ce vilain Vilarme ! Ah ! monsieur de l’œil louche, il vous faudra désormais plus d’adresse dans le regard et le poignet si vous voulez me retrancher du nombre des vivants. Nous nous reverrons avant longtemps ! Et alors……

Un quart d’heure après, Mornac murmurait dans son lit :

— C’est égal, cap-de-dious ! ma première journée passée à Québec est assez bien remplie : dégringolade du haut en bas de la terrasse ! trois aventures assez drôles avec le prince Griffe-d’Ours, reconnaissance inspirée d’une belle cousine, petit guet-apens ce soir, voilà de quoi empêcher un bon gentilhomme de trouver le temps long ! Puisque la Fortune se charge de me donner d’aussi fréquentes distractions, espérons qu’elle voudra bien aussi diriger le cours du Pactole dans ma bourse. Car, Dieu me damne s’il me reste plus de vingt louis en tout bien ! On ne va pas loin avec ça, mordious !

Ces dernières réflexions du Gascon se confondirent avec son premier ronflement.


CHAPITRE V.

le voyage.

Le lendemain matin, sur les neuf heures, vis-à-vis le Magasin et dans une chaloupe que la vague berçait doucement à quelques pieds du rivage, un homme se tenait debout. Au soin qu’il prenait de ne pas laisser échouer l’embarcation, à l’impatience qu’il manifestait en jetant de fréquents regards dans la rue Sous-le-Fort, il était évident qu’il avait quelqu’un à prendre à son bord et qu’il attendait. Cet homme, trapu, aux traits énergiques mais non pas sans indices de bonté d’âme, s’appuyait sur une longue gaffe en s’y retenant de ses mains larges et calleuses. Il s’appelait Baptiste Joncas, et cultivait, à titre de fermier, la terre que Mme Guillot possédait à la Pointe-à-Lacaille et qu’elle tenait de son père, feu M. d’Abancour. Cet homme avait pratiqué plusieurs métiers. D’abord il était venu au Canada comme marin ; puis il s’était fait trappeur, coureur des bois, interprète et enfin cultivateur.

À quelques pas de là, sur la plage, un second personnage, compagnon du premier, s’appuyait sur la pince d’un canot d’écorce à moitié tiré à sec sur la rive. C’était un Sauvage de haute stature, à la peau luisante et couleur de cuivre, au regard perçant et fier. Il était à demi-nu et le vent du matin gonflait par derrière le manteau de peau de castor qui recouvrait négligemment ses épaules et laissait découverts la poitrine et les bras.

— Mon frère ! lui cria Joncas, ne crois-tu pas que la marée commence à monter ?

— Oui, camarade, répondit le Renard-Noir, dont le regard se glissa comme un trait sur le fleuve.

— Et nos gens qui n’arrivent pas ! Je leur ai pourtant bien dit que nous n’aurions pas trop de tout le montant pour nous rendre afin de pouvoir entrer dans la rivière à Lacaille au commencement du baissant et avant que les battures soient trop découvertes. Le vent ne donne pas mal ; mais il n’aurait qu’à tomber… Ah ! les voilà, je crois.

Joncas regardait vers le haut de la rue Sous-le-Fort. Il aperçut un groupe de personnes qui descendaient de la haute-ville et s’approchaient.

— Oui, reprit-il, c’est madame et sa suite.

Un instant après apparurent Mme Guillot, qui se retenait au bras de son fils Louis Jolliet, et Mlle de Richecourt, s’appuyant sur l’avant-bras galamment arrondi du chevalier de Mornac. Derrière eux venait le sombre Vilarme, qui jetait des regards farouches sur Jeanne et son cavalier. Enfin suivait Jean Couture, l’un des garçons de ferme de Mme Guillot. Il était chargé de paniers et d’effets. Chacun, à l’exception des deux femmes, était armé d’un mousquet. Mornac et Vilarme avaient en outre des pistolets à la ceinture.

C’était chose sérieuse, à cette époque, qu’un voyage d’une dizaine de lieues. On dit même que les bons bourgeois de Québec ne s’embarquaient jamais pour les Trois-Rivières ou Montréal sans s’être confessés avant leur départ et avoir fait leur testament. Les temps ont un peu changé, Dieu merci !