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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/30

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par la fraîcheur du matin, répondit Jolliet en rougissant jusqu’aux yeux.

Vilarme tournait le dos, et, pour se donner quelque contenance, causait avec Baptiste Joncas. Celui-ci, à moitié couché sur un banc, regardait prosaïquement s’enfuir les côtes boisées de l’île d’Orléans. Vilarme lui parlait pêche et chasse et le questionnait spécialement sur les différentes espèces de gibier qui gîtent dans les îles situées en face de la Pointe-à-Lacaille. Joncas répondait de son mieux, tout en se disant que la figure de son interlocuteur ne lui allait en aucune sorte.

Pendant ce temps, le Renard-Noir nageait hardiment à l’arrière de son canot. Manié par le bras musculeux du Sauvage, l’aviron coupait la vague, montait et redescendait avec une puissante régularité. Aussi la pirogue glissait-elle avec la rapidité d’un saumon sur la surface de l’eau. Tout occupé que fût le bras du Huron, son œil ne l’était pas moins. Ses regards allaient sans cesse d’un rivage à l’autre, sondant chaque anse, scrutant chaque pointe, interrogeant les rochers et les buissons qui bordaient la grève de l’île d’Orléans et celle de la côte du Sud. Il regardait ainsi pour ne pas être surpris et pour se garder de tomber dans une embuscade iroquoise.

Mais les deux rives étaient silencieuses et désertes et nul être vivant n’en troublait la solitude, à l’exception, toutefois, de quelque goéland dont le blanc plumage se dessinait sur le fond bleu de l’eau et qui, perché sur une roche isolée, s’envolait au passage des voyageurs qu’il saluait de son cri moqueur et strident. Quelques bandes de canards et d’outardes sauvages, qui nageaient en plein fleuve, se levaient bien aussi de ci et de là, avec un grand bruissement d’ailes et de cris pour aller s’abattre et continuer un peu plus loin leurs ablutions matinales et leurs ébats sur l’eau profonde.

À part ces quelques bruits de la nature, la solitude était complète. L’œil des voyageurs, frappé de ce grand silence qui pesait sur une région presque vierge encore, suivait rêveur et surpris le faîte onduleux et jaunissant des forêts primitives mirant leurs énormes troncs moussus sur les bords de la rive droite du fleuve qui roulait majestueusement ses grandes eaux à leurs pieds séculaires.

Dans l’éloignement, à gauche, les hautes Laurentides dressaient dans le ciel pur leurs flancs bleuâtres et leurs cimes tourmentées. De ce côté, elles bornent fièrement l’horizon et dominent de leurs masses imposantes le Saint-Laurent qui semble reconnaître son impuissance à rompre jamais cette digue gigantesque, et baise, en passant, leurs pieds comme un esclave soumis.

Là-bas, en avant des embarcations, émergeait du sein de l’onde un groupe d’îles qui, dans un parcours de plus de dix lieues, élèvent au-dessus de l’eau leurs têtes curieuses comme pour regarder couler les flots.

Enfin, tout au fond, vers le golfe, l’eau seulement, rien que l’eau, avec le ciel au-dessus ; l’immensité et Dieu.

Il pouvait être une heure de l’après-midi et le soleil resplendissant de ce beau jour d’automne commençait à incliner du côté de l’Occident. Les deux embarcations se trouvaient vis-à-vis de l’endroit sauvage alors, où s’élève aujourd’hui le joli village de Saint-Michel.[1] À bord de la chaloupe, la conversation languissait. Chacun y suivait le cours de ses pensées, regardait l’eau s’enfuir et se laissait bercer, avec ses rêveries, au doux roulis des lames.

Seul dans son canot le Renard-Noir allait ramant toujours. Mais depuis quelques minutes il se retournait fréquemment pour regarder en arrière. Il semblait inquiet. Rien pour le préoccuper en avant. Les rives y étaient désertes. Mais là-bas, sur le chemin déjà parcouru, quelque chose, un point noir entrevu sur l’eau, l’avait troublé. Il avait cru voir, à plus d’une lieue en arrière, un canot qui les suivait de loin. Maintenant son œil se lassait en vain d’interroger la surface du fleuve. Une éblouissante traînée de lumière, produite par la réverbération des rayons du soleil, s’épandait sur l’eau tranquille et empêchait le Sauvage d’embrasser entièrement en arrière toute la largeur du fleuve. À deux ou trois reprises, il lui avait bien semblé entrevoir encore cette tache noire et mobile au milieu de la gerbe lumineuse qui, dans un vaste parcours, faisait miroiter l’eau. Mais son œil ébloui par l’éclat de ces innombrables scintillations se fermait aussitôt malgré ses efforts.

Enfin le canot, qui les suivait de loin, après être sorti de cet éblouissant foyer de lumière, lui apparut soudain se dirigeant du côté de l’île d’Orléans près des rives de laquelle il disparut bientôt.

L’attention du Renard-Noir se trouvait tellement concentrée sur ce seul point, qu’il ne remarqua pas deux autres canots qui, sur une ligne parallèle au premier, suivaient aussi de loin nos voyageurs, en longeant la côte du Sud.

Après avoir constaté que le canot suspect gagnait l’île, le Sauvage pensa qu’il n’y avait rien à craindre, et reprit sa quiétude première en continuant à ramer de l’avant.

— Si nous mangions quelque chose, dit tout à coup Mme Guillot.

— Mais c’est une fort heureuse idée, répliqua Mornac.

— Oui, le grand air m’a ouvert l’appétit, dit Jolliet pour se donner un peu de contenance ; car il n’avait presque point parlé depuis le départ.

Mme Guillot se fit passer le panier aux provisions. Il contenait un frugal repas : du pain, du beurre, du lard et du fromage, accompagnés, je dois le dire, d’une bonne bouteille de vin d’Espagne.

Ce goûter, pris sur le pouce, mit fin au silence et l’on se remit à causer en mangeant. On allait dépasser bientôt la pointe de Berthier. La marée commençait à baisser.

  1. À l’époque qui nous occupe (1664) les paroisses suivantes ne devaient pas exister sur la côte du sud, entre Lévi et la Pointe-à-Lacaille, inclusivement, puisqu’elles ne commencèrent à tenir des registres : Beaumont qu’en 1692, Saint-Michel 1708, Saint-Vallier 1713 et Berthier 1728 seulement.