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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/31

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— Si le vent tient toujours du sorouet, dit Joncas, nous serons arrivés dans une heure.

— Nous ne sommes donc pas loin de la Pointe-à-Lacaille, dit Mornac après avoir avalé, avec évidente satisfaction, un demi gobelet d’un vin rouge et généreux.

— Nous n’avons plus qu’une couple de lieues à faire, répondit Joncas en allumant sa pipe, brûle-gueule tout noirci par l’usage.

— Comment nommez-vous ces îles qui s’étendent à notre gauche, demanda Mornac à sa cousine qui grignotait de ses dents blanches une croûte de pain dorée.

— Nous avons passé, tout à l’heure, l’île Madame. Celle que vous voyez là-bas, un peu enfoncée vers la côte du Nord, est l’île Patience. En deçà, et en avant de nous sont l’île aux Beaux et la Grosse-Île, l’île Sainte-Marguerite les suit. Après viennent plusieurs petits îlots, puis l’île aux Grues, et la dernière que vous apercevez là-bas, en avant, l’île aux Oies. Ces deux dernières sont seules habitées par deux ou trois familles. Est-ce bien cela, monsieur Joncas ?

— Oui, mademoiselle, mais il faut, tout de même, que vous ayez une fière mémoire, puisque vous n’êtes venue ici que deux fois et qu’il y a plus de deux ans que je vous ai donné ces noms-là.

— C’est dans le voisinage d’une de ces îles, remarqua Mme Guillot d’un air attristé, que mon pauvre père, M. Adrien d’Abancour, se noya avec M. Étienne Sevestre, le 2 mai 1640.

Ils étaient allés chasser de compagnie dans ces parages et l’on suppose que leur canot chavira. Un an plus tard, mon premier mari, feu M. Jean Jolliet, trouva les ossements de mon père sur le rivage d’une de ces îles, et les apporta à Québec où la sépulture en fut solennellement faite.[1]

— Ces deux ou trois taches blanches que vous apercevez tout là-bas, presque à fleur d’eau, sur le bout de l’île aux Oies, repartit Jeanne, pour chasser les tristes souvenirs de Mme Guillot, sont l’habitation et les bâtiments qui appartiennent à la famille Moyen, avant qu’elle n’eût été massacrée par les Iroquois.

— Y a-t-il longtemps de cela ? demanda Mornac.

— Il y a, je crois, neuf ans, mon cousin, que ce funeste événement eut lieu. Le sieur Moyen, bourgeois de Paris, qui était établi avec sa famille, dans l’île aux Oies, fut surpris dans sa maison par des Agniers, pendant que ses serviteurs étaient absents. Il fut tué avec sa femme ; ses enfants, ainsi que ceux du sieur Macard, furent emmenés captifs. L’aînée des deux demoiselles Moyen se maria, deux ans plus tard, avec le brave sergent-major, Lambert Closse, le héros du Montréal qui a été tué aux environs de cette ville, il y a deux ans, dans un combat contre les Iroquois.[2]

Tout en devisant ainsi, on arriva, sur les deux heures et demie à la Pointe-à-Lacaille qui avançait dans le fleuve ses quelques arpents de rochers boisés.

Quand on l’eut dépassée d’une centaine de perches, le jeune Jolliet remit à Joncas la barre du gouvernail, car il fallait ne pas manquer l’embouchure et le chenal de la petite rivière à Lacaille, manœuvre assez difficile, vu la longueur des battures et le peu de profondeur de l’eau.

L’embarcation inclina à droite en gagnant la rive sud, basse, plate et partout boisée à l’exception, toutefois, d’une centaine d’arpents carrés qui étaient défrichés et ensemencés, et où s’élevaient trois ou quatre maisons de bois blanchies à la chaux, dont la plus grande et la plus rapprochée, sur la rive ouest de la petite rivière à Lacaille, appartenait à Mme Guillot.

À l’une des croisées de cette habitation flottait une banderolle bleue pour signifier aux arrivants qu’ils n’avaient rien à craindre et que tout aux environs était tranquille.

En entrant dans la rivière à Lacaille, aux acores basses, garnies d’ajoncs et de broussailles, le Renard-Noir jeta un dernier coup d’œil en arrière. Mais il ne remarqua rien d’insolite. L’éloignement l’empêchait de distinguer un canot d’écorce qui, à deux lieues au large, venait de s’arrêter vis-à-vis de nos voyageurs et près de l’île Sainte-Marguerite avec les bords de laquelle il se confondait facilement pour quiconque ignorait, en ce lieu, la présence de la pirogue. D’un autre côté, si la Pointe-à-Lacaille ne se fût pas interposée entre les regards du Huron et le rivage de Berthier, il aurait certainement distingué deux canots qui faisaient force des rames en rasant de près la côte du Sud. Ces derniers, suivant la manœuvre du canot isolé qui venait de s’arrêter près de l’île Sainte-Marguerite, et qu’une attention soutenue et prévenue permettaient à leurs yeux de lynx d’entrevoir au large, arrêtèrent aussi leur course à peu près une demi-lieue au-dessus de la Pointe-à-Lacaille.

Ceux qui montaient ces deux derniers canots débarquèrent sur le rivage et s’enfoncèrent dans le bois plein d’ombre et de silence où ils firent halte, après avoir emporté leurs pirogues avec eux.

De l’autre côté, le canot de l’île Sainte-Marguerite venait aussi de disparaître tout à fait.

Pendant ce temps-là, nos connaissances, réjouies d’être arrivées sans encombre, mettaient pied à terre à quelques pas de l’habitation de Mme Guillot, où la jeune femme de Joncas reçut ses maîtres avec un joyeux empressement.


CHAPITRE VI.

souvenirs du passé.

Lorsque vous sortez du bassin de Saint-Thomas de Montmagny et que vous remontez le fleuve en longeant la côte du Sud, vous apercevez, à peu près une demi-lieue en avant, une humble rivière qui traîne ses eaux vaseuses jusqu’au Saint-Laurent. C’est la rivière à La-

  1. Dictionnaire généalogique de M. Tanguay, au mot d’Abancour.
  2. « L’île aux Oies avait été concédée par la compagnie de la Nouvelle-France à M. de Montmagny, qui visitait souvent ce lieu, pour y jouir du plaisir de la chasse. Après le départ de M. de Montmagny, son procureur en vendit la moitié au sieur Louis Théandre Chartier de Lotbinière, et l’autre moitié au sieur Moyen qui y conduisait des travaux considérables lorsqu’il y fut tué. » M. Ferland (Archives du greffe de Québec, actes de Jean Durand, Notaire, 1654.)