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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/38

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En ce moment deux gros chiens de garde qui dormaient dans la cour se mirent à aboyer.

Les femmes se regardèrent en frissonnant.

— Sentiraient-ils quelque ennemi ? demanda Mme Guillot qui ne put s’empêcher de pâlir.

— Bah ! repartit Joncas, tout est tranquille aux environs. Les chiens jappent à la lune qui se lève.

Le croissant de la lune argentait en effet le champ azuré de la nuit, au-dessus des grands arbres muets.

— Je ne vois plus rien, reprit Mornac à voix basse. La tête a disparu.

— Vous vous trompiez, fit Jolliet sur le même ton.

Les chiens n’aboyaient plus, mais grondaient sourdement.

— Veuillez continuer, chef, dit Jolliet à voix haute pour chasser la crainte qui commençait à saisir les femmes. En supposant qu’il y aurait des Iroquois aux environs, la grande peur qu’ils ont des chiens les forcerait de se tenir à quelque distance de la maison.

Pendant que Mornac à demi tourné vers la fenêtre continuait à regarder négligemment au dehors, le Renard-Noir reprit son récit.

— Nous étions encore à une journée de marche de Teanaustayé ou Saint-Joseph qui était la principale bourgade de la nation et celle que j’habitais avec Fleur-d’Étoile et mes fils, lorsque, en mettant pied sur le rivage pour y passer la nuit, nous trouvâmes un pauvre vieux guerrier de notre village. Il était blessé gravement et se traînait à peine. À notre vue il se mit à pousser des gémissements lamentables. « Mes fils, s’écria-t-il, semblent être dans la joie quand ils devraient pleurer ! » Nous crûmes que ses esprits s’étaient égarés par suite de l’affaiblissement où il se trouvait. Il s’en aperçut et nous dit : « Pleurez, ô mes fils ! pleurez vos femmes et vos enfants massacrés ; pleurez les vieillards de la nation disparus ! Teanaustayé n’est plus ! Les Iroquois ont brûlé nos cabanes après en avoir surpris et tué tous les habitants ! Blessé moi-même j’ai pu m’échapper et m’enfuir jusqu’ici, où depuis plusieurs jours je me traîne en mourant à chaque pas ! »

« Un long hurlement de douleur, suivi d’un morne silence, accueillit ces nouvelles horribles.

« Voici ce que le blessé nous apprit quand nos oreilles purent l’écouter.

« Quelques jours auparavant, [1] tandis que le soleil du matin dorait les champs de maïs qui entouraient le village paisible, et que des groupes de jeunes filles babillaient à l’ombre des ouigouams, que les vieilles femmes pilaient le grain dans des mortiers de bois et que les enfants nus se roulaient dans la poussière, pêle-mêle avec les chiens couchés au soleil, un cri de terreur éclata dans le silence où reposait la bourgade.

— « Les Iroquois ! les Iroquois ! »

« La bourgade venait d’être envahie par un grand parti de guerriers ennemis.[2] Les quelques hommes valides laissés pour la garde du village voulurent courir à leurs armes et se défendre. Ils furent les premiers tués. La robe noire qui demeurait à Teanaustayé, et que les blancs appelaient père Daniel, et que nous nommions Achiendase, s’efforça de rallier les défenseurs en promettant le ciel à ceux qui mourraient pour leur famille et leur religion. Quelques vieillards l’entourèrent, ainsi que toutes les femmes et les enfants. Et ce fut tandis qu’il baptisait ceux qui ne l’étaient pas encore qu’il fut tué d’un coup d’arquebuse.

« Le petit nombre de défenseurs qui se trouvaient dans le village une fois tués, les Iroquois tournèrent leur furie contre les femmes, les enfants et les vieillards, et mirent le feu à tous les ouigouams.

« Quand la bourgade ne fut plus qu’un tas de cendres fumantes, les ennemis se retirèrent avec près de sept cents prisonniers dont ils tuèrent un grand nombre en retournant chez eux. Beaucoup plus avaient été égorgés dans l’enceinte du village.

« Ce récit lamentable nous plongea dans l’abattement le plus profond.

« Le lendemain soir, nous arrivâmes à l’endroit où Teanaustayé s’élevait naguère. Au lieu des cris de triomphe, des fêtes, des femmes joyeuses que nous avions d’abord prévu devoir nous accueillir à notre glorieux retour, nous ne trouvâmes que ruine, mort et désolation.

« C’était là que j’avais laissé ma pauvre Fleur-d’Étoile et ses sept plus jeunes enfants. Mes quatre fils aînés m’avaient accompagné jusqu’aux Trois-Rivières. Silencieux, nous nous assîmes au milieu des restes méconnaissables de nos familles massacrées. Immobiles, la tête penchée, les yeux fixés sur les cendres encore fumantes de notre village, nous passâmes ainsi la nuit. Les larmes et les gémissements ne conviennent qu’aux femmes ; le deuil des guerriers doit être fier et calme.

« Le lendemain, nous allâmes nous réfugier dans le village de Tohotaenrat (Saint-Michel) qui était le plus rapproché de notre bourgade anéantie.

« Là, j’appris le sort de l’infortunée Fleur-d’Étoile. Elle avait réussi à se sauver dans les bois avec ses enfants, et s’était cachée dans un épais buisson où elle se croyait en sûreté. Les Iroquois chassaient les fugitifs comme des bêtes sauvages. Ils passèrent près de l’endroit où la mère tremblante était blottie. Ces chiens ne la voyaient pas et l’auraient dépassée quand son dernier enfant qu’elle portait à la mamelle se mit à crier. Elle voulut étouffer les vagissements du malheureux petit être qui la perdait. Les Iroquois avaient entendu et bondirent sur leur proie comme des loups enragés. Ils assommèrent ma pauvre Fleur-d’Étoile à coups de tomahawk, après avoir massacré sous ses yeux nos enfants dont ils fracassèrent la tête sur un tronc d’arbre. Un seul d’entre eux, qu’ils avaient laissé pour mort, revint ensuite à lui et me dit ces épouvantables malheurs. »

Le Renard-Noir, ému par ces terribles souvenirs, s’arrêta un instant encore. Son accent étrange, sa voix profonde et vibrant sous le coup de l’émotion, avait quelque chose de sombre qui étreignait péniblement l’âme de ses

  1. Le matin du 4 juillet 1648.
  2. Francis Parkman, « Jesuits in America. »