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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/39

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auditeurs. Tous étaient comme suspendus à ses lèvres et l’écoutaient silencieusement. La femme de Joncas oubliait de faire tourner son rouet, Joncas lui-même fumait avec une pipe éteinte. Mme Guillot avait laissé tomber son tricot sur ses genoux. Jeanne de Richecourt ne détachait ses grands yeux humides de la figure bizarrement tatouée du Renard-Noir, que pour les arrêter sur l’ombre du sauvage qui se dessinait sur le mur et montait jusqu’au plafond où la touffe de cheveux, droite sur le crâne du Huron, s’agitait sinistre sur le fond rouge de la lumière blafarde que projetait la mèche négligée d’une chandelle fumeuse.

Durant cette seconde interruption, les chiens, qui s’étaient tûs auparavant, poussèrent tout à coup un de ces hurlements déchirants qui portent au loin dans la nuit une indéfinissable horreur. On aurait dit un immense sanglot humain arraché par des tortures infernales.

Le silence qui régnait déjà dans la vaste salle prenait un caractère inquiétant. Chacun examinait son voisin à la dérobée en s’efforçant de cacher le malaise qu’il éprouvait.

Mornac, la main négligemment appuyée sur la crosse de l’un des pistolets passés à sa ceinture, et Jolliet, regardaient au dehors. Ils ne voyaient rien d’insolite et n’apercevaient au-dessus de la palissade que les larges eaux du fleuve qui se berçaient mollement au loin sous la lumière bleuâtre de la lune.

Après un hurlement prolongé, la voix des chiens s’éteignit encore en un grognement menaçant, et le Renard-Noir poursuivit d’un ton morne et sourd :

« Pendant la saison des neiges qui suivit, je tâchai de persuader à nos guerriers d’être plus défiants que par le passé et de garder les environs de nos bourgades pour ne pas être surpris. Ils m’écoutèrent d’abord ; mais l’insouciance funeste qui a perdu notre malheureuse nation reprit bientôt le dessus, et ils finirent par mépriser la voix d’un chef plus expérimenté qu’eux tous. Mes fils m’avertirent que l’on murmurait même contre moi. On m’accusait d’être la cause de tous les maux qui avaient fondu sur nous. Depuis, disait-on, que le Renard-Noir avait amené les missionnaires avec lui, la nation semblait avoir été abandonnée du Grand-Esprit. C’étaient les sorciers et les païens qui répandaient ces bruits.

« L’hiver était fini et le soleil du printemps achevait de fondre la neige autour de nos cabanes, lorsque mes quatre fils aînés partirent pour aller voir les robes noires, Brébeuf et Lalemant, que nous appelions Echon et Achiendase, qui demeuraient à Ataronchronons (Saint-Louis). Le plus jeune de mes enfants, blessé à Teanaustayé, restait seul avec moi.

« Il y avait trois jours que mes fils m’avaient quitté, lorsque un matin, [1] nous aperçûmes un nuage épais de fumée qui s’élevait, dans l’éloignement, par-dessus les arbres dépouillés de leurs feuilles.

« Un long cri de détresse s’échappa de nos poitrines : « Les Iroquois ! Ils brûlent Saint-Louis. »

« Nous regardions en silence cet amas de fumée mêlée de flammes, qui montait vers le ciel, quand nous vîmes accourir deux de nos frères d’Ataronchronons. Ils étaient hors d’haleine et paraissaient frappés de terreur. Nos craintes n’étaient que trop vraies. Les Iroquois venaient d’incendier Saint-Louis après avoir détruit Saint-Ignace et massacré les habitants des deux bourgades.

« Je pensai à mes quatre fils qui devaient avoir été surpris et tués à Ataronchronons et mon cœur souffrit horriblement. Dans l’espérance de les sauver s’il était encore temps ou de les venger du moins, je suppliai les guerriers de Tohotaenrat de me suivre pour aller combattre nos ennemis. Ils ne voulurent pas m’entendre et m’accablèrent de malédiction, disant que je leur avais attiré tous ces désastres.

« Je baissai la tête et sortis seul de leur village après avoir demandé à une vieille femme de prendre soin de mon plus jeune fils.

« Saint-Louis était à deux heures de marche au nord de Tohotaenrat. J’avais fait plus de la moitié du chemin, bien décidé à me faire tuer par les Iroquois, lorsque je rencontrai un parti de trois cents guerriers hurons. Ils étaient chrétiens et venaient de la Conception et de Sainte-Madeleine, bourgs situés à l’ouest de Saint-Ignace et d’Ataronchronons. Ils étaient armés pour le combat et se dirigeaient vers Sainte-Marie qui courait de grands périls ; ce village n’était qu’à une heure de Saint-Louis.

« À Ataronchronons, nos frères nous apprirent que de Saint-Ignace et de Saint-Louis il ne restait plus que des cendres et des cadavres. Les deux robes noires, Echon et Achiendase, y avaient péri en bénissant l’agonie des nôtres.[2]

« Un des fugitifs me dit qu’il avait vu mes quatre fils tomber morts en protégeant les robes noires.

« De mes onze enfants il ne me restait plus qu’un !

« Je n’eus pas le temps de les pleurer. Une avant-garde de deux cents Iroquois s’avançait pour commencer l’attaque de Sainte-Marie.

  1. Le 16 mars 1649.
  2. Les reliques du Père Brébeuf et du Père Gabriel Lalemant, sont conservées à l’Hôtel-Dieu de Québec, dans une cellule érigée en oratoire. Jusqu’à présent on n’avait aucune donnée sur la manière dont ces restes précieux avaient été recueillis à la bourgade Saint-Louis du pays des Hurons. Voici, concernant ce sujet, quelques renseignements inédits qui nous sont fournis par M. l’abbé Casgrain. Ils se trouvent dans un manuscrit montagnais et français, appartenant à l’archevêché de Québec, et écrit par le Père François de Crépieul sur les sauvages de la mission de Tadoussac. — Extrait d’une copie de la circulaire du Père de Crépieul touchant la mort du F. François Malherbe, arrivée au lac Saint-Jean, en avril 1696. « Il nous a été ravi à l’âge de 60 et 9 ans dont il en a passé 42 dans notre Compagnie. Sa vocation luy commença dans le pays des Hurons où il estait avec nos missionnaires en qualité d’engagé, lorsque les PP. Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant de Ste. et heureuse mémoire, furent martirisés par les Iroquois le 16 et 17 de Mars 1649, comme il eut l’honneur aussi bien que la charité de nous apporter sur son dos durant 2 lieues les corps grillés et rosys de ces religieux martyrs. » On voit par ce passage que c’est le frère Malherbe qui recueillit ces reliques et les porta au fort Sainte-Marie et les y remit aux PP. Jésuites. Elles y furent conservées et probablement amenées à Québec par le P. Ragueneau qui accompagnait les restes de la nation huronne.