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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/47

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Celui-ci, malgré les souffrances qu’il endurait encore, ressentit cette injure et répondit :

— Ah ! chevalier de malheur ! nous aurons à causer un peu dès que nous serons libres !

— Sandis ! à vos ordres, mon brave, repartit Mornac et j’espère avoir avant longtemps la satisfaction de vous enfoncer six pouces de fer entre les côtes.

Les Iroquois mirent fin à cette altercation en transportant les prisonniers dans les canots qui recommencèrent à remonter le courant du fleuve.

La partie du Saint-Laurent sur laquelle les captifs voyageaient alors différait beaucoup de celle qu’ils avaient parcourue en descendant de Québec à la Pointe-à-Lacaille. Le grand fleuve qui, en bas de l’île d’Orléans, prend aussitôt des airs d’Océan, se rétrécit tout à coup vis-à-vis de Québec où il n’a guère qu’un tiers de lieue de large. Bien que sa largeur augmente ensuite au-dessus de la ville, elle ne dépasse plus une lieue et demie, en exceptant les lacs formés par son cours.

Au lieu des hautes Laurentides qui, en bas de la capitale dominent majestueusement les grandes eaux du fleuve, les captifs n’apercevaient plus que les bords peu escarpés et assez rapprochés, montant et s’abaissant à droite et à gauche.

Si la scène y perdait en grandeur, elle y gagnait certainement au point de vue pittoresque.

Tourmenté dans son cours, le fleuve allait se tordant en sinuosités capricieuses, en arrière et en avant des voyageurs. Là, ils croyaient le voir se terminer brusquement en cul-de-sac, coupé par une muraille de rochers grisâtres ; ici ses eaux calmes s’en allaient mourir, comme celle d’un lac, sur des grèves sablonneuses dans l’enfoncement desquelles on apercevait les hauts arbres de la forêt silencieuse. Ailleurs, les rives s’arrondissaient en coteaux pour s’aplanir plus loin en immenses prairies jaunissantes sous le soleil d’automne. Çà et là, des rivières et des ruisseaux entrecoupaient la ligne onduleuse des deux rives. Ils venaient verser dans le fleuve, sombre et profond, leurs eaux babillardes dont le joyeux murmure résonnait à l’ombre des noyers sur les troncs moussus desquels des vignes sauvages grimpaient en festons.

Partout sur ces paysages sévères ou riants régnait la grande solitude des forêts vierges dont les bruits sauvages ne parvenaient même pas à l’oreille des voyageurs qui tenaient le milieu du fleuve et ne pouvaient entendre ni les cris des bêtes fauves ni le chant des oiseaux.

Je ne saurais m’astreindre à décrire chacun des incidents qui marqua le voyage depuis la Pointe-aux-Trembles jusqu’aux Trois-Rivières devant lesquelles ils passèrent inaperçus, le quatrième soir, pour entrer bientôt dans les eaux calmes du lac Saint-Pierre.

Après avoir parcouru ce lac dans sa plus grande longueur qui est de sept à huit lieues, les Sauvages s’arrêtèrent dans l’une des premières îles du Richelieu et y passèrent la nuit dont une bonne partie fut employée à caresser les prisonniers Mornac et Vilarme. Un nouveau supplice auquel les Iroquois s’arrêtèrent cette nuit-là fut de faire marcher les deux captifs pieds nus sur des cendres chaudes sous lesquelles des bâtons pointus avaient été plantés en terre.

Mornac, toujours fier et railleur, supporta ce genre de tourment avec un calme stoïque et à Vilarme qui ne cessait de geindre il recommanda la patience, lui disant que c’était un excellent remède contre les cors aux pieds.

On s’engagea le lendemain dans l’archipel du Richelieu. Malgré leurs inquiétudes et leurs souffrances, les captifs ne purent s’empêcher d’admirer les ravissants paysages qui se déroulaient sous leurs yeux et changeaient d’aspect à chaque instant.

Séparées par une infinie variété de canaux, ces îles de différente grandeur s’étendaient aussi loin que la vue pouvait porter. Elles formaient une continuelle succession de prairies couvertes de pruniers rouges et de fruits sauvages, et puis d’îlots ombragés par de grands arbres autour desquels des vignes s’enroulaient amoureusement. Ici un rocher noirâtre opposait au courant son front de pierre et sortait de l’eau sa tête limoneuse comme celle d’un amphibie. Tout à côté une petite île étalait à la surface de l’eau un parterre émaillé de fleurs les plus charmantes. Plus loin c’était comme une large table couverte de baies de toutes sortes : bluets, framboises, mûres, groseilles rouges, blanches et bleues, au-dessus desquels se balançaient de petits arbres chargés de merises, et de poires sauvages. Quelques-unes de ces îles étaient si rapprochées que les voyageurs passaient entre elles sous un berceau formé par la cime des arbres qui se tendaient fraternellement la main au-dessus de l’eau bleue du fleuve.

Jetez sur tous ces feuillages les couleurs les plus vives que l’automne, ce grand artiste, ait sur sa palette, depuis le vert pâle et foncé, le jaune clair et brillant, jusqu’au rouge-feu ; peuplez ces mystérieuses retraites de castors et de loutres au riche pelage et qui fendent rapidement le fil de l’eau pour se sauver d’une île à l’autre ; embusquez derrière l’énorme pin sombre la tête curieuse d’un orignal qui regarde un moment passer la flottille et bondit soudain au plus épais du fourré qu’il écarte d’un coup de sa ramure ; suspendez sur toutes ces branches d’arbres des nids d’oiseaux de toute espèce, et d’où s’échappe un concert de chants multiples qui se croisent et se mêlent au doux bruissement des feuilles, et vous aurez une vision de ce spectacle enchanteur qui ravissait même des captifs s’acheminant vers le poteau de mort.

Après une autre station faite à l’endroit où M. de Sorel devait, un an ou deux plus tard, rebâtir le fort de Richelieu élevé par M. de Montmagny en 1642 et alors abandonné, Griffe-d’Ours et ses guerriers quittèrent le fleuve pour s’engager dans la rivière des Iroquois ou Richelieu.

Au bout de deux jours de navigation, ils s’arrêtèrent au-dessous de rapides qu’il était impossible de remonter en canots. Les Sauvages cachèrent leurs pirogues sous des arbres renversés et des broussailles, au lieu même où M.