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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/48

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de Chambly devait bientôt construire le fort Saint-Louis.

Les Iroquois chargèrent ensuite les deux prisonniers de tout le bagage qu’ils pouvaient porter, et eux-mêmes prenant le reste, la petite caravane s’enfonça dans les bois.

Alors commença pour les captifs la plus rude épreuve de leur voyage. Bien que la rivière soit navigable trois lieues au-dessus des rapides de Saint-Jean, les Sauvages qui avaient laissé, en venant d’autres pirogues à l’embouchure du lac Champlain, préféraient se rendre à pied jusque là. C’était une marche de six grandes journées. À l’exception de Mlle de Richecourt que l’autorité de Griffe-d’Ours avait empêché d’être maltraitée et dépouillée de ses vêtements, les captifs, blessés, faibles, mal nourris, presque nus, chargés en outre de plus de bagage qu’ils n’en pouvaient porter, devaient se frayer un passage à travers la forêt, par des chemins non battus, parmi les pierres, les ronces, les fondrières, l’eau et tous les embarras imaginables que connaissent ceux-là seuls qui ont un peu couru les bois.

Privés de leurs chaussures, les pieds nus et encore endoloris par les brûlures qu’ils avaient subies, Mornac et Vilarme souffrirent des tortures atroces dans les premières heures de marche. Qu’on se figure de malheureux gentilshommes dont la plante des pieds n’a jamais foulé nue le sol, et obligés de marcher forcément, au pas gymnastique, en pleine forêt vierge, sur les cailloux et les branches sèches, lorsque leurs pieds saignaient encore des blessures infligées deux ou trois jours auparavant par les Sauvages.

Au milieu de la première journée, Vilarme épuisé s’abattit sur le sol où il resta étendu sans connaissance. Les Iroquois tombèrent sur lui à grands coups de bâtons, le rappelèrent à la vie et le forcèrent à continuer de marcher ainsi jusqu’au soir.

Plutôt que de se faire rosser de la sorte, Mornac se dit qu’il mourrait debout et en marchant !

Le soir vint enfin. Tandis que Mlle de Richecourt se jetait épuisée, mourante de fatigue, sur un tas de feuilles sèches, Mornac et Vilarme furent chargés d’aller chercher le bois et l’eau et de faire la cuisine.

On leur jeta quelques bouchées, puis on les lia chacun à un arbre, à une telle distance du feu qu’ils ne pouvaient en ressentir la chaleur.

La pluie vint à tomber et comme on était à la fin de septembre où les nuits commencent à être froides et que les deux prisonniers étaient à peu près nus, ils passèrent la nuit à grelotter. L’immense fatigue qu’ils éprouvaient leur aurait peut-être procuré quelque sommeil, malgré le froid et l’orage ; mais on avait serré leurs liens si fort que la souffrance qu’ils en ressentaient ne leur laissait pas un seul instant de repos.

Vers le milieu de la nuit, Vilarme s’en plaignit à l’un des Sauvages. Il n’en obtint d’autre soulagement que de voir ses liens serrés davantage.

— Cadédis ! lui dit Mornac, vous n’avez pas de chance, M. de Vilarme ; et vous admettrez que ma persistance à tout endurer sans me plaindre me vaut un peu plus d’égards.

Jeanne de Richecourt, blottie, non loin de Mornac, sous des peaux que Griffe-d’Ours lui avait procurées, frissonnait de froid et de peur. Au moindre mouvement qui agitait le cercle des Sauvages couchés en rond autour du feu, elle se mettait soudain sur son séant et jetait autour d’elle des regards chargés d’angoisse. Mais, comme nous l’avons dit, elle avait subjugué Griffe-d’Ours, et quant aux autres Sauvages elle n’en avait rien à craindre.

Le lendemain, tout brisés que fussent les captifs par l’affreuse journée de marche de la veille et par l’insupportable nuit qu’ils venaient de passer, il leur fallut se remettre en route.

Dès les premiers pas qu’il fit, Mornac ne retint qu’à force d’une incroyable énergie les sanglots de douleur que ses pieds enflés, meurtris et ensanglantés, lui arrachaient presque.

Au bout de vingt pas, Vilarme tomba. On le releva à coups de bâton.

Peu à peu cependant la force du mal engourdit leurs pieds, et ils allèrent ainsi jusqu’au soir, marchant comme des automates, laissant des gouttes de leur sang à chaque buisson, à toutes les pierres et aux branches mortes qui remplissaient le sentier.

Comme la nuit approchait et qu’il n’avait rien mangé depuis le matin, Mornac sentit ses jambes se dérober sous lui et tomba en traversant un ruisseau. Il était tellement chargé, son pauvre corps était si las, l’eau si invitante et la vie tellement insupportable, que le gentilhomme eut un instant l’idée d’en finir et de se laisser aller sous l’onde.

Un dernier regard qu’il voulut jeter à sa cousine, comme un adieu suprême, lui remit le courage au cœur.

— C’est sur moi seul qu’elle peut compter pour se tirer des périls qui l’environnent, pensa-t-il en faisant un énorme effort qui l’aida à se relever.

Il en était temps, car déjà ses bourreaux saisissaient de grosses pierres pour les lui jeter.

On se demandera comment Mlle de Richecourt pouvait endurer autant de fatigue. Qu’on se rappelle d’abord qu’elle n’avait pas à marcher pieds nus comme ses compagnons d’infortune, et qu’elle n’avait pas été torturée comme eux. Ensuite elle sentait que si elle avait le malheur de rester en arrière, loin de Mornac et des autres Sauvages et seule avec Griffe-d’Ours, elle était perdue. Aussi s’était-elle dit qu’elle suivrait les autres tant qu’elle aurait un souffle de vie. Et elle allait toujours, montant, descendant, trébuchant, reprenant pied, tombant et se relevant aussitôt. Mais sa tête était en feu et la fièvre dévorait tous ses membres.

La nuit suivante, les captifs dormirent un peu ; ce qui leur rendit assez de force pour continuer leur pénible voyage. Au bout de la sixième journée, ils arrivèrent sur les bords du lac Champlain.

Les Sauvages retrouvèrent leurs canots qu’ils avaient habilement cachés sous les halliers, et les lancèrent sur le grand lac des Iroquois auquel Champlain a laissé son nom.

D’abord étroit et bordé de rives assez basses