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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/52

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J’entrais m’asseoir près d’un soudard
Qui de ma vie aventureuse
Jadis partagea le hasard.

Nous vidions plus d’un plein grand verre
Et causions jusqu’au lendemain,
Nos éperons grinçant par terre
Et le front perdu dans la main.

De la sorte coulait ma vie :
Je savais narguer le malheur
En évitant toute autre envie
Qui pouvait gâter mon bonheur.

Champ trop restreint pour la victoire
J’ai quitté le vieux continent,
Pour promener un peu ma gloire
De l’Orient à l’Occident.

Je disais : « Que la mort m’attrape,
Là-bas, je m’en ris ! si vainqueur,
Dans une bataille, elle frappe
Son sire et maître droit au cœur. »

Croyant mourir comme les braves,
Je voulais trépasser ainsi ;
Et tel qu’un gueux dans les entraves
Vous allez me griller ici !

Allez, moricauds, qu’on apprête
Le bûcher qui me doit brûler
Et que l’on convoque à la fête
Tous les porte-flèches d’Agnier.

Tête de bouc, farfadet, gnome,
Connu sous le nom d’Iroquois,
Viens donc voir comme un gentilhomme
Laisse échapper le sang gaulois !

Venez, bourreaux, prenez la hache
Et le couteau, le feu, le fer,
Entourez-moi que je vous crache
Mon mépris, truands de l’enfer !

Tout le temps que dura la chanson de Mornac, les Sauvages s’étaient tenus cois autour de lui. Le sang-froid du Gascon en imposait à ces hommes pour qui le courage était la plus grande vertu.

Aussi l’acclamèrent-ils quand il eut fini.

Griffe-d’Ours qui se tenait au premier rang lui dit :

— Nos guerriers sont contents de toi. Ils vont te le prouver tout de suite en te torturant avec toute l’attention que mérite un capitaine. Nous ne négligerons rien pour te rendre les honneurs qui sont dus à ton courage.

Des jeunes gens armés de couteaux vinrent à Mornac en se disputant à qui commencerait à le tourmenter.

Le gentilhomme les regardait avec un sourire dédaigneux accroché au bout de sa moustache, et rassemblait toutes ses forces pour mourir en homme de cœur, lorsque, sur un signe de Griffe-d’Ours, les jeunes hommes s’arrêtèrent.

La foule se fendait devant une vieille femme qui s’approchait de l’échafaud en traînant ses pieds affaiblis par l’âge. Arrivée au lieu du supplice, elle s’arrêta et se mit à parler d’une voix chevrotante.

On l’écoutait en silence.

N’entendant pas un mot d’iroquois, Mornac ne la comprenait point.

— Peste soit de la vieille bavarde ! murmura-t-il. Pourquoi s’en vient-elle ainsi prolonger mon agonie ?

Voici ce que disait pourtant la vieille femme :

— C’est en vain que j’ai cherché mon fils, le Castor-Pelé, parmi les guerriers qui ont amené ces captifs. Ne le reconnaissant pas d’abord au milieu du parti qui revenait avec Griffe-d’Ours, j’ai cru que mes yeux vieillis ne pouvaient plus reconnaître mon fils chéri. Hélas ! ma vue n’est que trop bonne et ne m’avait point trompée. Je n’ai plus d’enfant. Il a été tué. Le soutien de ma vieillesse est resté là-bas et dort sous la terre des Français. Que vais-je devenir, moi qui suis maintenant seule au monde ? Qui m’apportera le bois pour entretenir le feu de ma cabane ? Qui, pour soutenir les derniers jours de ma douloureuse existence, ira chasser dans les bois le caribou rapide et pêcher le poisson sur les lacs lointains ? Personne ; et je devrai mourir de faim, si les vieillards du conseil, les guerriers et les jeunes gens ne me permettent pas d’adopter ce visage pâle pour mon fils.

Elle montra Mornac de sa vieille main ridée.

Un murmure désapprobateur courut dans la foule et les jeunes gens désappointés brandirent leurs couteaux d’un air décidé. Griffe-d’Ours ne paraissait pas un des moins déterminés à se défaire de Mornac. Les raisons ne lui en manquaient pas.

Le plus vieux des anciens de la nation qui se tenait au bas de l’échafaud dit alors :

— Depuis quand les jeunes gens d’Agnier refusent-ils de se soumettre aux usages établis ? La mère du Castor-Pelé veut adopter le jeune visage pâle pour remplacer son fils tué sur le sentier de guerre, que sa volonté soit satisfaite. Jeunes hommes, détachez le prisonnier. Il est libre.

Les jeunes gens rengainèrent leurs couteaux et se mirent à délier Mornac.

Celui-ci, l’air ébahi, les regardait faire, et se demandait quel genre de tourment allait remplacer ceux qu’il venait d’éviter.

Ses liens étant tombés, comme il ne bougeait point, Griffe-d’Ours lui dit froidement :

— Si le visage pâle comprenait le langage des Iroquois, il saurait qu’il est libre. Cette femme qui vient de parler t’adopte pour son fils que tu as tué ; c’est la coutume. Va-t’en habiter avec elle et montre-toi aussi bon fils que le Castor-Pelé dont tu porteras désormais le nom. Seulement, sache bien que si tu essayes de te sauver, rien alors ne saurait te soustraire au supplice du feu.

– Vive Dieu ! s’écria Mornac, en sautant à bas de l’échafaud, j’ai tout de même une fameuse chance, cadédis ! Que le diable m’emporte si je n’embrasse pas cette vieille qui, toute laide qu’elle est, ne m’en a pas moins sauvé la vie.

Et il sauta au cou de la vieille femme qui se laissa faire.

– Hein ! grommela-t-il en desserrant aussi-