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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/67

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Les guerriers de Griffe-d’Ours se rapprochaient triomphalement du village. L’expédition avait réussi, et ils hâtaient le pas pour annoncer plus vite aux leurs la bonne nouvelle.

Quand ils furent en vue d’Agnier, ils tirèrent, du fond de leurs poitrines, de grands cris de joie qui, doublés par les échos de la forêt allèrent s’abattre bruyamment sur la bourgade endormie où chacun fut sur pied en un moment.

Hommes, enfants, femmes et vieillards, tous vinrent au-devant des vainqueurs en les acclamant de mille cris d’allégresse.

Comme Griffe-d’Ours entrait dans le village, il aperçut un homme qui se traînait sur les genoux et les mains en gémissant.

Cet homme arrivé près du chef se souleva péniblement, et, la figure souillée de sang et de boue, dit en français :

— Ils sont partis !

— Qui ?… balbutia Griffe-d’Ours.

— Mornac et la jeune fille.

— Oh ! malheur à toi, face pâle !

— J’ai voulu les empêcher de fuir et il m’a frappé.

— Quand ?

— Cette nuit même.

— Tu le hais donc aussi ?

— Oui. Il a voulu me tuer deux fois !

— Et elle, l’aimes-tu, face pâle ?

— Je l’aimais, chef. Mais maintenant je la hais !

— Vrai ?

— Oh ! bien vrai !

— Par où les oiseaux se sont-ils envolés ?

— Venez avec moi.

Vilarme tremblant, faible et soutenu par la seule rage de son cœur, guida Griffe-d’Ours vers l’endroit où la palissade forcée avait livré passage aux fugitifs.

— Dix hommes et des torches ! cria Griffe-d’Ours.

Des flambeaux de bois résineux sont allumés, et les traces des fugitifs apparaissent aux yeux ravis du chef qui, suivi de ses hommes, s’élance dans la plaine en suivant les pistes toutes fraîches.

Appuyé sur la palissade, la figure livide et souillée, Vilarme qui voyait la lumière des torches dessiner au loin, sur la neige, les ombres allongées et mouvantes des poursuivants, disait avec un sourire de démon :

— Ô vengeance ! ne vaux-tu pas mieux encore que l’amour ?

Mlle de Richecourt et le chevalier de Mornac allaient toujours marchant vers l’inconnu.

— Quand je pense que nous sommes sauvés ! disait la jeune fille à son cousin.

— Oui, grâce à Dieu, ma chère Jeanne !

Et Mornac pressait légèrement sous le sien l’avant-bras de sa cousine. Celle-ci le laissait faire, et je ne crois pas que son cœur en palpitât moins vite.

— Mais, savez-vous, continuait le chevalier, que c’est un bien rude et long voyage que nous entreprenons ?

— Regrettez-vous déjà de l’avoir commencé ?

— Oh ! Jeanne !

— Eh bien ! alors ?

— Mais ne sentez-vous pas que si ma sollicitude s’inquiète, ce n’est que pour vous seule ? J’ai tant peur que vous ne puissiez pas résister aux fatigues et…

— Et après…

— Si vous alliez retomber malade, et… mourir.

— Mourir ! Dites-moi donc, Robert, ne me vaudrait-il pas encore mieux mourir que d’être restée là-bas ?

— Ah ! c’est vrai !

— Eh bien ! donc, à la grâce de Dieu ! fit Jeanne en levant ses beaux yeux vers le ciel. Mais… n’avez-vous pas senti ?

— Quoi ?

Il m’a semblé que le sol tremblait sous mes pieds. Tiens !

— Vous avez raison !… Pourtant je ne sens déjà plus rien.

— Oui, c’est fini ; seulement une légère secousse. Savez-vous que les tremble-terre ont été fréquents depuis l’année passée. Oh ! mais… avez-vous entendu ?

— Quoi !… encore ?

— Non ! des bruissements de pas derrière nous ! Oh ! voyez ! des lumières ! Mon Dieu ! on nous poursuit ! Nous sommes perdus !

Mornac entraîna la jeune fille en dehors du sentier, et tous les deux se tapirent derrière une touffe de broussailles.

Il était temps. Déjà la lueur des torches se projetait sur le sentier jusqu’à l’endroit qu’ils venaient de quitter, et montait jusqu’au faîte des arbres qui semblaient étonnés de se voir si brusquement éclairés.

En avant de ses hommes, penché sur le sol comme un chien qui flaire la piste du cerf, Griffe-d’Ours suivait les traces laissées par les pieds imprudents des fugitifs.

Au lieu où Mornac et Jeanne s’étaient jetés hors du sentier, Griffe-d’Ours leva la tête, poussa un cri et sauta dans le fourré.

Jeanne sentit son cœur vibrer comme la corde d’un luth prête à casser.

Mornac tira son couteau de chasse.

Griffe-d’Ours l’aperçut.

Les deux hommes bondirent l’un sur l’autre et s’étreignirent ensemble.

Il y eut deux cris, deux éclairs, suivis d’une lutte terrible.

Les deux combattants roulèrent sur la neige qui se teignit de sang.

Mornac était seul contre plus de dix.

Les lâches se ruèrent tous sur lui et le garrottèrent. Une longue blessure éraflait son flanc gauche. Le couteau de l’Iroquois avait heureusement glissé sur les côtes.

Griffe-d’Ours se releva en portant la main à son épaule droite d’où le sang coulait en abondance.

— Le bras du visage pâle n’entamera plus la chair d’un chef, dit-il froidement. Le jeune homme va mourir cette nuit même, comme je le lui avais dit. Il sera brûlé pour avoir tenté de s’enfuir. Et la vierge pâle sera enfin ma femme. Au village !

Deux guerriers soulevèrent Mornac pour l’emporter.

Griffe-d’Ours s’approcha de Mlle de Richecourt.