Aller au contenu

Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Arrière de moi ! cria-t-elle.

Et ce regard dominateur qui avait déjà fait courber le front du guerrier, s’en fut encore brûler l’œil de l’Iroquois qui n’en put supporter la fierté magnétique.

— Que la vierge blanche marche donc devant moi, dit-il.

Jeanne passa superbe à côté de lui, en l’écrasant de toute l’expression de mépris dont la fille des comtes de Richecourt aurait su accabler ce sauvage bandit, sous les lambris dorés du château de Kergalec.

Griffe-d’Ours se mit à la suivre en tremblant de rage, de faiblesse et d’amour.

— Oh ! cette femme ! quelle force inconnue a-t-elle donc en elle-même ? pensait-il, pour que moi, Griffe-d’Ours, la Main-Sanglante, je tremble devant un seul de ses regards, comme l’oisillon sous l’œil ardent de l’aigle ! Que l’amour de cette femme doit être puissant ! Sa haine est si forte !

Les tristes pensées qui agitaient l’âme des captifs ! S’être sentis si près de la liberté et voir tout à coup leurs liens se resserrer plus fortement que jamais !

— Cette fois-ci, c’en est pardieu fait de moi ! grommelait Mornac. Et ma pauvre cousine !… Elle qui, je crois, commençait à m’aimer !… Aussi bien faut-il que je sois l’être le plus infortuné de la création !

— Vous nous avez donc abandonnés, mon Dieu ! soupirait Jeanne. Oh ! veuillez me pardonner, alors ; mais je serai morte avant que le souffle de ce bandit effleure ma figure… Mon malheureux cousin qu’ils vont torturer, et par ma faute ! Il me semblait qu’il m’aimait un peu ! Et moi qui, tout en feignant de n’en rien croire, faisais les plus doux rêves d’avenir ! Mon Dieu ! mon Dieu ! avions-nous donc consommé notre part de jouissances terrestres ! et sommes-nous déjà mûrs pour la mort ? Pourtant je suis si jeune et j’ai tant souffert !

De grands cris accueillirent les captifs, lorsqu’ils rentrèrent au village.

Des centaines de torches éclairaient la bourgade.

En un instant le sort de Mornac fut décidé.

Il fut poussé vers un poteau planté sur une éminence qui s’élevait à l’extrémité du village et y fut solidement attaché.

— Avant de t’offrir en victime au Dieu de la guerre, dit Griffe-d’Ours à Mornac, on va faire ta toilette de mort.

Deux Iroquois préposés à cet apprêt funéraire, apportèrent des couleurs et se mirent à peinturlurer Mornac des pieds à la tête.

Tandis que l’un lui teignait la jambe droite en rouge, l’autre bariolait sa cuisse gauche du plus vif indigo. Et ainsi de suite en remontant vers la poitrine et la face. Après quelques minutes, tout le corps du chevalier offrait aux yeux des spectateurs les nuances variées de l’arc-en-ciel.

— C’est pourtant bien assez de mourir par le feu, grommelait le Gascon, sans être attifé d’une aussi ridicule manière. Il y a, sandious de singulières destinées dans certaines familles ! Qui aurait cru, par exemple, lorsque j’étais à Paris, il y a quelques mois à peine, que le dernier descendant de cette grande lignée des Mornac, dont plusieurs chefs moururent en Palestine, casque en tête, bardés de fer et la lance au poing, qui aurait cru que le dernier petit-fils de ces preux paladins finirait burlesquement ses jours au milieu de pareils moricauds, nu comme Adam et bigarré tel que les fous des anciens rois de France ! Heureusement que je suis le dernier de ma race ; car ma mémoire inspirerait peu de respect à ceux qui auraient à porter mon nom. Ô mes aïeux ! si l’on peut rire encore par delà l’huis du tombeau, vos mâchoires dégarnies doivent se détendre largement sous vos crânes vides à l’ébouriffant aspect de votre dernier rejeton !

Sa toilette funèbre terminée, l’on entoura le chevalier de fagots de bois sec. On eut soin pourtant de les placer à quelques pieds du supplicié, afin que le feu ne le rôtit qu’à distance et qu’il fût plus longtemps à souffrir. Souvent les victimes ainsi calcinées à petit feu, mettaient une couple de jours à mourir.

À en juger par l’art minutieux avec lequel on disposa le bûcher autour de Mornac, le malheureux en avait bien pour deux ou trois journées à sentir ses chairs roussir et se carboniser sous l’action lente du feu avant que d’exhaler son âme avec son sanglot suprême de souffrance.

Lorsque le dernier fagot eut été disposé sur la pile de bois qui entourait, à cinq ou six pieds de distance, la victime jusqu’à la hauteur des hanches, on abaissa les torches allumées, et, tout aussitôt des langues de flamme se mirent à lécher le dessous du bûcher, tandis que le bois sec crépitait sous les étreintes du feu.

Durant les quelques minutes qui suivirent, une épaisse fumée s’éleva en voilant la lumière.

À demi suffoqué par cette âcre senteur, Mornac éternuait, toussait et crachait les jurons les plus énergiques de son répertoire.

— Je voudrais pardieu bien savoir un peu… pouah ! ce que j’ai pu faire à la Providence…… pour qu’elle me ballotte ainsi… mordious !… de supplice en torture !

Les bourreaux riaient aux larmes.

Bientôt la flamme claire sortit victorieuse du bûcher, et, grondant, s’éleva de plusieurs pieds en enserrant le supplicié dans un cercle de feu.

Secouées par le vent, de larges banderoles de flammes flottaient autour de la victime qui voyait leurs replis flamboyants se dérouler jusqu’à son corps pour l’étreindre en des caresses mortelles.

Cette scène terrible éclairée par ce brusque surcroît de lumière, avait comme un reflet des spectacles de l’enfer, lorsque les murs ardents de la fournaise éternelle se rougissent sous l’action de la flamme ranimée par le supplice de quelque nouveau damné.

Au centre de l’impitoyable cercle de feu, dominant la foule qui ondoyait au pied du tertre où s’élevait le bûcher, apparaissait Mornac, le front contracté par la douleur qu’il commençait à ressentir, les yeux chargés d’éclairs, mais gardant toujours aux lèvres ce dédaigneux sourire qui ne le devait quitter qu’après son dernier sarcasme et son dernier soupir.