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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/80

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Griffe-d’Ours qui avait le premier recouvré ses esprits, s’écria :

– Vous êtes tous invités au banquet !

– Ho ! ho ! répondirent les assistants qui coururent chercher leurs ouragans ou écuelles d’écorce et leurs mikouannes ou cuillers de bois, qu’ils avaient, en entrant, déposées dans la cabane.

Ils vinrent aussitôt se placer autour de vingt-cinq grandes chaudières où bouillaient et rôtissaient les viandes du festin.

S’il me fallait énumérer toutes les pièces de gibier et les poissons qui cuisaient dans ces chaudières et qui devaient être dévorés durant la nuit par ces trois cents diables d’affamés enragés, je n’en finirais plus et vous ne me croiriez pas ou seriez épouvantés.

Qu’il me suffise de dire qu’il y avait deux ours, dix castors, huit chiens, cent soixante-dix poissons énormes et de toutes espèces, et une infinité de volailles, depuis l’oie et le canard sauvage jusqu’aux plus petits oiseaux ; sans compter les lièvres et les écureuils. Le tout cuisant à la fois, pêle-mêle, sans sel et sans épices.

Chacun des convives renversa son plat devant soi, et tous s’assirent en rond autour des chaudières, les jambes retirées sous le corps.

Griffe-d’Ours ordonna de descendre les chaudières qu’il fit mettre devant lui et dit à haute voix :

— Hommes qui êtes ici assemblés, c’est moi qui fais le festin.

Ce à quoi ils répondirent tous du fond de leur poitrine :

— Hô !

— Le festin est composé de chair d’ours, reprit le chef.

— Hô-ô !

— De chair de castor.

— Hô-ô-ô !

— De chair de chien.

— Hô-ô-ô-ô !

— De gibier et de poisson.

— Hô-ô-ô-ô-ô !

Griffe-d’Ours, le distributeur, s’arma d’une longue et large cuiller et recueillit la graisse qui flottait sur le bouillon, à la surface de chaque chaudière. De cette huile chaude il remplit un grand plat d’écorce, en prit le premier plusieurs gorgées qu’il but avec autant de satisfaction apparente que si c’eût été du meilleur vin, et passa à ses convives le plat dont tous eurent leur part.

Puis Griffe-d’Ours prit les écuelles de chacun et se mit à distribuer les viandes le plus largement possible, passant à tour de rôle les ouragans bien garnis mais sans regarder qui il servait. Car toutes les parties du cercle que formaient les convives étant aussi courbées et par conséquent aussi nobles les unes que les autres, il n’y avait point de préséance à observer.

Il tirait à l’aide d’un bâton pointu, des quartiers entiers de venaison qu’il distribuait à chacun, réservant néanmoins pour ses amis les morceaux les plus friands qu’il leur présentait, comme marque de faveur, au bout du bâton.

À l’un auquel il passait la tête d’un castor, que l’on considérait chez eux comme la partie la plus délicate de cet animal, il disait :

— Mon cousin, voici la tête.

À l’autre, en lui offrant une épaule d’ours, il disait encore :

— Mon cousin, voici ton épaule.

Personne ne songeait à se choquer de ces préférences qui étaient en usage.

Lorsque chacun fut servi, Griffe-d’Ours s’assit à son tour mais sans rien prendre pour lui-même.

Son voisin de droite, choisit les meilleurs morceaux parmi ce qui restait et les lui présenta en disant :

— Chef, voilà ton mets.

À l’énumération de chacun desquels Griffe-d’Ours avait soin de répondre à son tour :

— Hô-ô !

À mesure qu’on avait été servi, le silence avait grandi de plus en plus dans la cabane. On ne parlait que le moins possible dans les festins à tout manger. Il n’y avait pas de temps à perdre.

Bientôt l’on n’entendit plus que le bruit des mâchoires qui déchiraient à belles dents d’énormes bouchées de chair ; ou les susurrations des bouches avides aspirant le suc des viandes fumantes.

La grande bataille des estomacs était commencée.

Que le lecteur me pardonne cette scène d’un réalisme effréné. Mais le festin était chez les Sauvages une des plus grandes solennités, et je ne saurais la passer sous silence alors que nous ne sommes entrés dans la grande bourgade d’Agnier que pour étudier de près les mœurs de ses habitants.

Et qu’on n’aille pas croire que je charge ce tableau de couleurs impossibles. Si l’on veut voir jusqu’où allait la gloutonnerie bestiale des Sauvages, on n’a qu’à consulter les Relations des Jésuites (1634) où j’ai puisé les idées d’une partie du présent chapitre. L’on verra que j’ai dû rester en deçà de la description du révérend chroniqueur, surtout quant à ce qui a trait aux suites de la voracité des convives.

Pendant une heure ce fut vraiment incroyable de voir l’énorme quantité de victuailles qui disparut des ouragans pour s’engloutir dans ces trois cents estomacs d’une effrayante élasticité.

À chaque instant retentissaient ces cris :

— J’ai fini ma tête.

— Hô-ô ! disait Griffe-d’Ours en recevant une écuelle vide. Eh bien ! voici ton jambon.

Et il renvoyait une cuisse d’ours.

— J’ai fini mon épaule, hurlait un second qui jetait un regard glorieux sur les autres convives.

— Hô-ô-ô ! voici ta jambe.

Et l’ouragan retournait à l’infatigable mangeur avec un quartier de chien.

Il y avait une heure que durait cette goinfrerie. Mornac, que Griffe-d’Ours avait, par bonheur, assez maigrement servi pour lui montrer qu’il ne l’estimait guère, s’escrimait tant bien que mal sur une carcasse de lièvre qu’il grignotait du bout des dents, mais sans s’arrêter pour ne point froisser la susceptibilité des convives. De temps à autre il jetait un regard sur Griffe-d’Ours et Vilarme qui avait été forcé d’assister au festin. Mais ce n’étaient