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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/81

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que de furtifs coups d’œil. Il ne voulait point paraître préoccupé.

Son attention fut attirée bientôt sur l’un des plus hardis mangeurs qui venait, avec une évidente satisfaction, de renvoyer son écuelle au distributeur pour la troisième fois. Un murmure approbateur des convives avait accueilli cette demande et l’héroïque mangeur souriait béatement sous les regards d’admiration qui tombaient sur lui de toutes parts.

Il était tout rouge, non de modestie, veuillez m’en croire, mais de gourmandise surabondamment satisfaite. Ses yeux pleuraient et de petits ruisseaux de graisse lui coulaient doucement sur le menton.

La bouche encore pleine, il bégaya ces mots à plusieurs reprises :

— En vérité je mange ! En vérité je mange !

— Cap de dious ! qui pourrait en douter ! pensa Mornac, car il commençait à comprendre quelques mots d’iroquois. Voilà bien un rude gaillard qui aurait pu tenir tête à Gargantua et à Grandgousier dont parle messire le joyeux curé de Meudon ! Quel appétit, cadédis ! Voyons un peu comment il s’y va prendre pour attaquer ce troisième service. Oh ! l’ogre ! Sa faim redoublerait-elle à mesure qu’il dévore, comme Antée qui, dit-on, reprenait de nouvelles forces à chaque fois qu’il touchait la terre !

L’entrain du mangeur était en effet incroyable.

— Voilà toute ta jambe, lui avait dit Griffe-d’Ours en lui faisant parvenir un gigot de chien.

L’autre s’en était emparé à deux mains par un bout et déjà sa bouche et ses dents faisaient leur devoir de l’autre.

— Corne du diable ! se dit Mornac émerveillé, il me semblerait lui voir jouer de la flûte s’il n’allait un peu trop fort pour avoir longtemps bonne haleine !

Cette idée lui parut drôle et il ne put s’empêcher de rire.

Ses voisins levèrent la tête.

Griffe-d’Ours le regarda en fronçant les sourcils.

— Qu’est-ce donc qui cause la grande joie du visage pâle ? demanda-t-il à Mornac.

Celui-ci vit qu’il avait fait une sottise et son esprit inventif tâcha de détourner aussitôt l’orage que son inconvenance pouvait attirer sur lui.

— Je pensais, chef, dit-il, que je prenais tout en mangeant une gorgée d’eau-de-feu. Et il me semblait que cela augmentait mon appétit en égayant mes esprits. Cette seule idée m’a fait rire.

Il y eut un éclair dans l’œil de Griffe-d’Ours.

— Le blanc a raison, dit-il aux convives. Il prétend que l’eau-de-feu nous ferait manger davantage et nous rendrait joyeux. Où est l’eau-de-feu ?

— L’eau-de-feu ! Où est l’eau-de-feu ? crièrent tous les autres avec un tel entrain que la cabane en trembla.

— Voilà que ça mord ! pensa Mornac.

Son regard se croisa avec celui de Vilarme qui lui parut soudain plus méfiant. Quelques convives sortirent sur le champ et revinrent avec les barils d’eau-de-vie dont l’un avait déjà été ouvert et à moitié vidé avant le repas. Ce qui avait causé l’excitation peu ordinaire de la danse.

On vida le reste du premier baril dans un grand plat d’écorce à même lequel le chef but d’abord à longs traits et les autres convives après lui.

Ensuite de quoi le festin continua.

Les mâchoires reprirent leur rude besogne avec plus d’entrain que jamais. Seulement, au bout de quelques minutes, l’eau-de-vie agissant, les langues se mirent aussi de la partie et les conversations s’engagèrent.

Isolées d’abord, elles firent le tour du cercle comme une traînée de poudre qu’on enflamme, et devinrent aussitôt générales.

Dix minutes s’étaient à peine écoulées que Griffe-d’Ours se leva pour obtenir le silence.

— Que mes frères n’oublient pas, dit-il, que nous avons encore de l’eau-de-feu, et que cela aide à avaler les viandes du festin.

— Hô-ô ! vociférèrent les autres. Nous avons encore de l’eau-de-feu, qu’on nous en donne !

Le second quart fut défoncé, le plat rempli et vidé de nouveau deux fois de suite.

— Cela va bien ! pensa Mornac qui avait donné comme les autres son accolade à l’énorme coupe.

Pour la seconde fois son œil rencontra celui de Vilarme.

— Il me regarde curieusement, pensa le Gascon. Se douterait-il de quelque chose ? Malheur à lui dans ce cas ! Je le tuerai !

Tandis que les conversations s’engagent de nouveau pour devenir de plus en plus bruyantes, profitons du tumulte afin de nous rendre un peu compte des réflexions de Vilarme.

Dans l’après-midi, on se souvient qu’il avait encore reçu une verte correction de la Corneille, son acariâtre moitié. Cette scène avait eu lieu juste avant l’arrivée de Joncas au village et la honte avait empêché Vilarme de sortir si tôt après, bien que le brouhaha causé par la venue du marchand eût éveillé son attention.

Mais le tumulte créé par le retour du parti de chasse avait donné le dernier coup d’éperon à sa curiosité, et, la Corneille étant déjà sortie de sa cabane pour aller se joindre au groupe qui entourait le marchand, Vilarme s’était décidé d’en faire autant de son côté. Mais comme il arrivait près de la foule, Joncas avait déjà tourné le dos pour sortir du village.

Vilarme ne l’ayant pas vu en face n’avait heureusement pu reconnaître le Canadien sous son déguisement.

Cependant les allures de Mornac pendant la danse et le repas, la proposition détournée du Gascon touchant l’eau-de-vie, lui donnaient à penser.

— N’y aurait-il pas encore perfidie là-dessous ? se disait Vilarme tout en feignant de manger. Cela me semble suspect. Et ce festin même, n’est-ce pas la Perdrix-Blanche qui l’a ordonné ou fait commander ? Elle était bien portante hier. Et aujourd’hui la voici subitement malade… Cela louche. Il y a du Mornac là-dessous. S’il veut encore s’enfuir avec sa belle parente, nous verrons à entraver