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Appuyé sur le canon de son arquebuse, le Huron prêtait l’oreille au moindre bruit et promenait ses regards autour de l’île sur les ondes calmes où se miraient, frileuses, quelques rares étoiles qui, l’une après l’autre, disparurent en arrière de gros nuages sombres dont le ciel fut bientôt tout à fait voilé.

— Demain la neige nouvelle blanchira la forêt, pensa le chef, et peut-être ne pourrons-nous pas aller bien loin sur le lac, si la gelée devient plus forte.

Deux heures plus tard Joncas se réveilla, secoua ses membres engourdis par le sommeil et le froid, et remplaça le Renard-Noir.

À ces hommes de fer une couple d’heures de sommeil suffisaient pour parer à la fatigue de plusieurs journées.

Le Huron prit la place de Joncas et s’endormit à son tour.

Lorsqu’il se réveilla, à l’aurore, une neige épaisse tombait sur le sol. D’un saut il fut debout, regarda le ciel et le lac et dit à Joncas :

— L’hiver !

— Oui. Nous n’irons pas bien loin sur le lac. À peine pourrons-nous faire encore une journée de marche par eau.

— La glace est prise sur les bords ! Partons vite !

Ils éveillèrent leurs compagnons, déjeunèrent à la hâte et descendirent sur la plage de l’îlot.

Pendant la nuit la glace s’était formée sur une largeur de trente pieds. On la cassa à coups de pierres et d’aviron afin de frayer un passage à la fragile pirogue.

La neige tombait épaisse et serrée, formant à la surface du lac une sorte d’écume qui s’épaississait à vue d’œil.

— Nous n’irons pas loin sans couper le canot, dit Joncas. Si nous rasions la terre en cas d’avarie ?

Le Sauvage fit un signe affirmatif et la pirogue inclina vers la rive gauche du lac Champlain.

Ils firent à peu près quatre lieues et demie de la sorte. Mais arrivés dans la Baie de Corlar, un peu au-delà des Îles des Quatre-Vents, le Renard-Noir et Joncas jugèrent plus prudent de prendre terre.

Il était temps, car l’écorce du canot était presque entièrement coupée tout du long de la ligne de flottaison.

— Le sort en est jeté ! dit en maugréant le Canadien ; voici un canot fini.

— Mon frère et moi pourrions facilement en faire un autre, repartit le Huron, mais il ne nous servirait pas. Ma sœur et mes frères doivent se résigner à faire par terre le reste du voyage jusqu’à Montréal.

— Ce ne sera ni court ni commode, par les bois, et dans cette saison de l’année, reprit Joncas.

— À la grâce de Dieu ! dit doucement Jeanne. Il nous a trop bien protégés jusqu’ici pour nous abandonner maintenant. Quant à moi je suis remplie de courage et vous verrez que je serai vaillante à vous suivre.

Mornac et Jolliet montraient, par leur attitude déterminée, qu’ils étaient prêts à tout.

— Avant de nous éloigner, remarqua Joncas, il faut faire disparaître ce canot qui révélerait notre passage par ici.

Les avirons furent attachés sous les bancs, et quelques coups de couteau donnés dans le fond du canot que l’on poussa du pied, après l’avoir rempli de pierres assujetties à l’intérieur par des liens d’écorce.

La pirogue, vigoureusement lancée, parcourut une trentaine de pieds vers le large, s’emplit et s’enfonça dans l’eau profonde.

— Voilà, fit Joncas ! À présent nous n’avons plus à jouer des bras, mais bien plutôt des jambes. Dépêchons-nous de quitter les bords du lac. Il neige encore et dans une heure nos pistes seront recouvertes. Une fois en plein bois nous ne serons pas mal. Les Iroquois auront bien le diable au corps s’ils nous rejoignent !

On rechargea les bagages, et la petite caravane s’engagea dans la forêt pour commencer ses longues et fatigantes pérégrinations vers Montréal.

Vingt-deux grandes lieues les séparaient de Ville-Marie.

En pleine forêt vierge, sans aucun chemin tracé, dans cette mauvaise saison de l’année, avec une femme qui ne pouvait marcher aussi vite et se fatiguait plus tôt que des hommes, c’était un voyage de sept à huit jours.

Nous ne suivrons pas les fugitifs jour par jour dans leur marche longue, difficile et monotone. Ils partaient dès l’aurore, marchaient jusqu’à midi, s’arrêtaient une couple d’heures pour dîner et donner le temps à Mlle de Richecourt de se reposer, et se remettaient en route pour jusqu’à la tombée de la nuit. Alors on campait. Le Renard-Noir et Joncas, avec la dextérité des coureurs de bois, élevaient en quelques minutes une cabane de branches de sapins qui les mettait tous à l’abri des intempéries de la saison. On allumait un grand feu tout auprès, l’on mangeait un morceau de venaison provenant de quelque bon coup fait durant le jour. Après avoir causé un peu, l’on s’endormait protégé par la sentinelle qui veillait l’arme au bras, et sous la garde de Dieu.

Le lendemain l’on recommençait.

Un soir, les fugitifs n’étaient plus qu’à deux jours de marche de Montréal, Jolliet s’étant senti plus fatigué que d’habitude et son tour de faire la garde devant arriver sur le minuit, il s’endormit d’assez bonne heure, comme ses compagnons causaient encore autour du feu.

Il dormait depuis une couple d’heures lorsqu’il fut réveillé par un murmure de voix qui bourdonnait près de lui.

Le Canadien et le Huron dormaient profondément.

Seuls Mornac et Mlle de Richecourt causaient à demi-voix, Jeanne assise et enroulée dans la peau de buffle qui lui servait de lit et de couverture, et le chevalier debout en face d’elle, appuyé sur son arquebuse, le buste éclairé par la flamme brillante du feu et ressortant sur le fond du bois sombre.

Malgré lui Jolliet prêta l’oreille.

— Comment ! vous refuseriez ma main ! disait Mlle de Richecourt d’un ton de surprise douloureuse.