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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/91

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— Ô Jeanne ! répondit Mornac, comment pouvez-vous croire une pareille chose ! Non, ma chère et bien-aimée Jeanne, je ne refuse pas votre main. Certes, bien au contraire ! Mais vous savez combien je suis fier ; sans cela je ne serais pas votre cousin. Or je ne veux pas que l’on puisse dire que le chevalier de Mornac, pauvre et sans ressource, a épousé sa riche cousine afin de vivre des revenus de sa femme. Écoutez, Jeanne. Je veux seulement remettre notre mariage à l’été, voici pourquoi. Il nous va falloir passer tout l’hiver à Montréal vu que les communications sont maintenant interrompues entre Ville-Marie et Québec. Nous ne pourrons retourner à la capitale que dans le mois de mai prochain. Ce n’est qu’à Québec seulement que je puis avoir la chance d’acquérir quelque emploi digne de nous deux. Or, dès que j’aurai obtenu une position sortable je vous demanderai, à genoux de vouloir bien faire à jamais mon bonheur.

— Mais, Robert, les chances de vie sont si précaires en ce pays. Nous pourrions bien être repris et tués avant d’arriver à Québec.

— Si je meurs avant l’été, ma chère Jeanne, reprit Mornac en souriant, mais d’un air décidé, j’aurai du moins la consolation de ne pas vous laisser veuve ; quoique, par ma foi ! vous feriez bien la plus gentille et intéressante veuve de toute la Nouvelle-France.

Jeanne vit qu’il était décidé. Elle soupira et ne répliqua point.

Jolliet crut que son cœur allait se briser et un douloureux sanglot se fit entre ses lèvres.

Mornac pensa qu’il faisait quelque rêve fatigant et que c’était un service à rendre à son ami que de l’éveiller.

— Hé ! Monsieur Jolliet ! lui dit-il en le secouant, vous êtes en train, je crois, d’avoir le cauchemar !

L’autre feignit de s’éveiller.

— Est-ce mon tour de garde ? demanda-t-il au chevalier, tout en détournant son visage baigné de larmes.

— En effet ! répondit Mornac, je l’oubliais !

— Il est donc bien heureux, lui, pensa Jolliet, puisqu’il peut oublier !

Et puis à voix haute :

— C’est bien, je me lève.

Mornac se coucha et s’endormit bientôt le cœur rempli des plus douces espérances, tandis que, à deux pas, Jolliet, pour la même cause qui rendait le chevalier si joyeux, avait, lui, du désespoir tant que son âme en pouvait contenir.

Vers la tombée du second jour, on arriva en face de Ville-Marie. Comme la rive sud du fleuve n’était pas habitée en cet endroit, il fallut encore, cette nuit-là, coucher en plein air.

Joncas eut soin de camper bien en vue de la ville, d’allumer un fort grand feu et de faire des signaux une partie de la nuit, ne doutant pas qu’on ne les vît de l’île et qu’on ne vint à leur secours aussitôt que le jour aurait paru.

En effet le lendemain matin le gouverneur, M. de Maisonneuve leur envoya deux canots de bois qui se frayèrent un passage à travers les glaces et amenèrent les fugitifs sains et saufs à Ville-Marie.

Leur arrivée causa grande joie dans la petite ville, car l’enlèvement, par les Sauvages, de Mlle de Richecourt et du chevalier de Mornac avait fait sensation dans toute la colonie.

Jeanne alla demander asile à Mlle Mance qui l’accueillit avec la plus grande bonté.

M. de Maisonneuve reçut Mornac, Jolliet, Joncas et le chef huron avec courtoisie, et accepta l’offre de leurs services pour l’hiver. Il était facile de trouver à s’occuper dans une ville naissante, et les amis n’eurent pas le temps de s’ennuyer jusqu’au retour du printemps.

Durant toute la saison des neiges, comme Jolliet avait soin de dissimuler le chagrin qui le dévorait, il n’y eut que le Renard-Noir qui parut soucieux.

Dans un moment d’abandon il dit un jour à Joncas :

— Nous avons laissé derrière nous, dans Agnier, quelqu’un qui est de trop parmi les vivants. Il faut qu’il meure, par cette main, et avant longtemps. Car le chef se fait vieux et son bras commence à faiblir !


CHAPITRE XXII.

à la rescousse.

Dans l’après-midi du trentième jour de juin de l’année suivante (1665) les soixante-dix maisons de Québec étaient complètement vides de leurs habitants qui, en revanche, affluaient dans les rues de la petite ville et remplissaient les airs de leurs cris de joie.

Quelle était donc la cause de cette allégresse, et quelle grande fête célébrait-on ce jour-là ?

Ce qui causait les transports des habitants de la capitale n’était rien moins que l’arrivée de Mgr le Vice-Roy de la Nouvelle-France, M. le marquis de Tracy, et d’une partie du régiment de Carignan.

La solennité que l’on célébrait ce jour-là était la fête de la délivrance de la colonie à la rescousse de laquelle le roi de France envoyait enfin les plus abondants secours.

Dix jours auparavant, le 19 juin, le vaisseau de Le Gagneur était arrivé avec les quatre premières compagnies du régiment de Carignan, qui, dans cette belle après-midi du trente juin, faisaient la haie aux abords de la grande église et dans la côte de Lamontagne, avec quatre autres compagnies débarquées le matin même du vaisseau qui avait amené M. le marquis de Tracy.

Tout à coup l’on entendit, venant de la basse-ville, le son martial des tambours qui battaient aux champs, et les cris aigus du fifre qui montaient en trilles joyeuses par-dessus le fort des Hurons.

Mgr le Vice-Roy venait de mettre pied à terre.

À ce signal impatiemment attendu, M. le bedeau de la cathédrale se pendit à la corde de la grosse cloche, tandis que, mêlant leurs voix plus grêles et plus précipitées à celle de leur doyenne, les cloches du Séminaire, du collège des Jésuites, des Ursulines et de l’Hôtel-Dieu entonnaient aussi l’hymne de la réjouissance.

En face de la grande église, dans un petit