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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/93

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rendues à Québec, afin de commencer tout de suite à construire la série de forts que l’on voulait élever sur les bords de la rivière Richelieu, pour contenir les Iroquois dans leur pays.

Quelques jours après, Mornac qui brûlait du désir de présenter ses hommages au Vice-Roy, mais qui avait prudemment attendu que le marquis fût remis de ses fatigues et, en conséquence mieux disposé à l’entendre, le chevalier du Portail de Mornac se faisait annoncer chez Monseigneur de Tracy.

Il avait eu soin de se munir de tous ses papiers de famille, qui étaient restés dans sa valise, à l’hôtellerie du Baril-d’Or, et témoignaient de sa bonne noblesse.

C’était tout ce qui lui restait en héritage de ses aïeux, mais certes ! c’était beaucoup pour lui.

M. de Tracy reçut le chevalier gracieusement et voulut ouïr sur le champ les aventures de Mornac, dont on lui avait déjà parlé.

Comme bien on le pense, le Gascon ne se fit pas prier et déploya dans son récit une verve et un entrain qui lui gagnèrent aussitôt la sympathie du Vice-Roi.

— Je crois que je vais pouvoir vous être utile, lui dit M. de Tracy, lorsque le chevalier prit congé de lui.

À quelques jours de là, Mornac, que le marquis avait fait mander par le capitaine des gardes, ne faisait qu’un bond du château Saint-Louis à la demeure de Mme Guillot.

Quand on l’eut introduit auprès de Mlle de Richecourt, il s’écria joyeusement :

— Victoire, belle cousine, victoire ! Monseigneur vient de me nommer lieutenant à la place d’un officier de Carignan, mort durant la traversée !

— Oh ! quel bonheur pour nous deux, Robert ! repartit Mlle de Richecourt dont la figure prit aussitôt le plus grand air de félicité.

— Hélas ! ma bonne Jeanne, un regret vient pourtant se glisser entre nous et cet heureux événement. C’est que j’ai reçu l’ordre de partir demain matin avec ma compagnie pour aller commencer la construction des forts sur le Richelieu.

— Ah !… et notre mariage… !

— Retardé, ma pauvre amie, forcément retardé !

— Encore !… Mon Dieu ! Robert, que tous ces délais me semblent de mauvais augure ! N’allez-vous pas courir maints dangers dans cette expédition ? Et s’il allait vous arriver malheur. Ah ! j’en mourrais !

— Voyons ! ma chère Jeanne, lui dit Mornac en pressant une main qu’on ne lui refusait plus maintenant, voyons mon amie, soyez raisonnable ! Quels dangers puis-je courir de la part des Iroquois, au milieu de ma compagnie de braves soldats qui ont guerroyé contre les Turcs et ont eu maille à partir avec des hommes autrement redoutables que ces moricauds de Sauvages. Loin de craindre, je me sens heureux d’aller me promener en triomphateur dans ces mêmes régions qui m’ont vu, l’an dernier, passer ignominieusement enchaîné comme un vil captif. Le blason des Mornac a reçu alors une tache qui ne peut être lavée que dans le sang iroquois. Soyez tranquille, ma bonne Jeanne. Vous me reverrez en deux ou trois mois, et alors…

Un long baiser chaudement appliqué dans la petite main de Mademoiselle de Richecourt, compléta la phrase interrompue.

Jeanne secoua la tête et dit tristement :

— J’ai été si peu favorisée jusqu’aujourd’hui par le sort, qu’il me semble que la mauvaise fortune tient pour toujours son œil jaloux sur moi, et que je ne dois m’attendre qu’à des mécomptes et à des malheurs !

Le lendemain, 23 juillet, toute la ville était encore en l’air. Drapeaux et musique en tête, quatre compagnies du régiment de Carignan, suivies d’une autre composée de volontaires que commandait le sieur de Repentigny, descendaient du château du Fort à la basse ville et défilaient, de la façon la plus martiale, au milieu de la population pressée sur leur passage.

Un parti considérable de Hurons et d’Algonquins les accompagnait.

Arrivés à l’Anse-des-Mères tous s’arrêtèrent et l’embarquement commença.

Plus d’un baiser, des centaines de chaleureuses poignées de main, furent échangés entre ceux qui restaient et ceux qui allaient partir.

Vers les dix heures du matin, les troupes et les volontaires étaient embarqués sur de grands bateaux qui, sur le champ, mirent à la voile suivie d’une flottille de canots d’écorce montés par les Sauvages alliés.

Les voiles se gonflèrent sous la pesanteur du vent, les avirons plongèrent ensemble de chaque côté des pirogues et la flottille s’ébranla.

Sur le dernier bateau, debout près du grand mât, son large chapeau de feutre incliné sur l’oreille gauche, la plume au vent, le poing sur la hanche, un mouchoir noué à la garde de son épée qu’il élevait en l’air en le livrant à la brise, se tenait le chevalier de Mornac.

Joncas et le Renard-Noir étaient assis à ses pieds sur un banc du bateau.

À terre, debout sur un cran de roche, Mlle de Richecourt apparaissait isolée de la foule qui couvrait le rivage. Comme elle élevait le bras pour agiter son écharpe en signe d’adieu, son buste superbe hardiment cambré se détachait vivement du fond bleuâtre de l’eau.

À l’apercevoir ainsi belle et attristée par le départ de son fiancé, les galants gentilshommes tout remplis de souvenirs mythologiques alors en grande vogue, la comparaient à Calypso, la splendide déesse, disant du haut des rochers de son île un éternel adieu à son amant Ulysse lorsque la haute mer va l’emporter loin d’elle.

L’une après l’autre les embarcations, poussées par le vent et la marée favorables, disparurent derrière le promontoire élevé du Cap-aux-Diamants.

Le mouchoir de Mornac et l’écharpe de Mlle de Richecourt échangèrent un dernier signe d’intelligence… et les amants se trouvèrent seuls chacun de son côté ; lui s’acheminant vers le sombre inconnu, elle se penchant sur soi-même pour se consumer en une longue et peut-être éternelle attente.

La flottille avait déjà disparu depuis long-