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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/94

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temps, que Jeanne restait encore immobile et les yeux fixés sur le haut du fleuve.

La voix de Louis Jolliet la tira de ses tristes réflexions.

— Désirez-vous monter maintenant à la haute ville ? lui demandait le jeune homme.

— Oui, répondit Jeanne d’une voix émue.

Jolliet lui offrit le bras qu’elle accepta comme celui d’un frère, et ils reprirent silencieusement le chemin de la haute ville.

Au milieu de la montée, Jolliet, qui ne paraissait pas moins attristé que Mademoiselle de Richecourt, lui dit avec quelque hésitation :

— J’ai, Mademoiselle, un service à vous demander.

Sa voix tremblait.

— Mais qu’est-ce donc ? parlez ? lui dit la jeune fille en sortant de sa rêverie.

— Je vous prie de vouloir bien préparer ma mère à la nouvelle de mon entrée en religion. Dans quelques jours je serai chez les Jésuites.

— Vous !

— Oui, moi, répondit Jolliet avec tant de sanglots dans la voix que Jeanne comprit qu’il y avait quelque chose d’étrange dans cette brusque détermination.

Elle regarda le jeune homme et vit que ses yeux étaient pleins de larmes.

— Le monde est trop rempli de déceptions ! murmura Jolliet.

— Au fait, pour moi je n’ai guère à m’en louer ! repartit Mademoiselle de Richecourt. Mais vous, que parlez-vous de déceptions ?

Le jeune homme se garda bien de répondre, et ils disparurent derrière l’angle de la palissade du fort des Hurons : elle pensant à Mornac et déplorant les cruelles péripéties qui ne cessaient de traverser sa vie ; lui pleurant sur son pauvre amour méconnu et sur sa chère jeunesse qu’il allait volontairement enfouir au cloître, loin du monde qui, pourtant, naguère encore lui paraissait si beau.


CHAPITRE XXIII.

le dernier combat.

Les troupes que nous avons vues partir de Québec pour remonter le fleuve, arrivèrent aux Trois-Rivières juste à temps pour délivrer cette place de la crainte des Iroquois qui étaient venus y faire leurs courses accoutumées et avaient déjà tué quelques habitants.

Le vent contraire empêcha, pendant quelques jours les troupes alliées de remonter le lac St. Pierre. Enfin le vent favorable ayant repris, l’expédition se remit en marche et débarqua, dans les premiers jours d’août, à l’embouchure de la rivière Richelieu. M. de Sorel, le commandant, avait pour mission de rebâtir le fort élevé en cet endroit par M. de Montmagny vingt-cinq années auparavant.

L’on se mit à l’ouvrage sans perdre de temps afin de terminer les travaux au commencement de l’automne.

La construction du fort alla merveilleusement, M. de Sorel sachant mettre au besoin la main à la cognée pour donner l’exemple à ses hommes.

Pendant ce temps plusieurs autres compagnies du régiment de Carignan — elles venaient d’arriver de France avec le gouverneur, M. de Courcelles, et M. l’Intendant Talon — s’arrêtèrent en passant à l’embouchure du Richelieu, pour y saluer les amis, et, après une journée de repos, remontèrent la rivière des Iroquois. M. de Chambly et le colonel de Salières s’en allaient élever deux autres forts, l’un au pied des rapides de Chambly et l’autre trois lieues plus haut.

On était au milieu de septembre et la construction du fort de Richelieu ou de Sorel était très avancée. L’on n’avait pas été une seule fois inquiété par les Iroquois qu’on avait raison de croire retranchés chez eux dans la crainte que les Français n’allassent les y attaquer.

Un soir que les travaux du jour étaient terminés et que chacun était retiré au dedans des retranchements en bois dont la charpente extérieure était achevée, M. de Sorel causait avec le chevalier de Mornac et quelques officiers près d’un grand feu qui flambait au milieu du fort.

La nuit était sereine et le silence, au loin, n’était troublé que par le majestueux bruissement des larges eaux du fleuve et les cris nasillards des canards et des outardes sauvages dont les bandes nombreuses, arrivées depuis quelques jours des régions du golfe, se poursuivaient par les airs après avoir pris leurs ébats journaliers dans le dédale des îles du Richelieu.

Agitée par la brise du soir la flamme du brasier secouait son panache éclatant par-dessus l’enceinte du fort, jetait de fauves lueurs sur les bois avoisinants et projetait, par une éclaircie d’arbres, une longue traînée de lumière qui se répandait sur l’embouchure du Richelieu et s’en allait mourir au loin dans les eaux sombres.

— Eh bien ! Messieurs, disait M. de Sorel aux officiers, nous avons lieu d’être satisfaits car j’espère que le fort sera terminé à la fin du mois.

— Vous n’êtes pas le moins à louer de la prompte terminaison des travaux, dit Mornac.

— Ce dont il faut nous réjouir le plus, reprit M. de Sorel, c’est de n’avoir pas été dérangés par les Iroquois.

— C’est en effet fort heureux que nous n’ayons pas eu ces moricauds dans les jambes ; leur présence aurait beaucoup entravé les travaux. Cependant, pour ma part, je regrette qu’il ne s’en soit pas montrée quelque bande. J’ai certain différend à régler avec ces bandits pour la manière discourtoise dont ils m’ont traité l’an dernier.

— Veuillez bien croire, mon cher chevalier, que je ne serais guère fâché, au fond, de faire moi-même connaissance avec ces guerriers qui sont la terreur de ce pays. Il me semble que des soldats de Carignan feraient voir beau jeu à des Sauvages ! Pourtant je ne puis que me féliciter d’avoir terminé nos travaux sans avoir perdu un seul de mes hommes.

En ce moment on entendit le qui-vive ! de la sentinelle qui veillait à la porte du fort.

— France et Sorel ! répondit du dehors une voix dont l’accent normand n’était pas inconnu à Mornac.