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garçon, un bock !…

Puis, posant sa pipe sur le marbre, il cria de nouveau : « Garçon, un bock ! » et reprit : « Ça me donne soif, de parler. Je n’en ai pas l’habitude. Oui, moi, je ne fais rien, je me laisse aller, je vieillis. En mourant je ne regretterai rien. Je n’aurai pas d’autre souvenir que cette brasserie. Pas de femme, pas d’enfants, pas de soucis, pas de chagrins, rien. Ça vaut mieux. »

Il vida le bock qu’on lui avait apporté, passa sa langue sur ses lèvres et reprit sa pipe.

Je le considérais avec stupeur. Je lui demandai :

— « Mais tu n’as pas toujours été ainsi ?

— « Pardon, toujours, dès le collège.

— « Ce n’est pas une vie, ça, mon bon. C’est horrible. Voyons, tu fais bien quelque chose, tu aimes quelque chose, tu as des amis.

— « Non. Je me lève à midi. Je viens ici, je déjeune, je bois des bocks, j’attends la nuit, je dîne, je bois des bocks ; puis, vers une heure et demie du matin, je retourne me coucher, parce qu’on ferme. C’est ce qui m’embête le plus. Depuis dix ans, j’ai bien passé six années sur cette banquette, dans mon coin ; et le reste dans mon lit, jamais ailleurs. Je cause quelquefois avec des habitués.

— « Mais, en arrivant à Paris, qu’est-ce que tu as fait, tout d’abord ?

— « J’ai fait mon droit… au café de Médicis.

— « Mais après ?