Aller au contenu

Page:Mendès - Le Roi Vierge - 1881 (leroiviergeroma00mendgoog).djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
246
LE ROI VIERGE

tout à l’heure, ayant aussi dans le regard le mépris de l’aspect réel et le repentir de l’illusion. Il s’enfuyait, écartant d’un geste brutal Lisi, qui s’écriait : « Hélas ! qu’as-tu donc, Fried ? » et, de retour dans la chambre déserte, il se remettait à tourner autour de la table, les yeux presque fermés, plus pâle.

Il grandit dans cette apathie rarement secouée de crises. Écoutait-il des voix dans son silence ? Avait-il des visions dans son ombre ? Non, pas encore ; ou du moins il ne pressentait que des sons lointains, paroles d’aucune langue, il n’entrevoyait que des formes très vagues, aussi vite évanouies qu’apparues. Ce qu’il éprouvait d’une façon un peu précise, c’était le sentiment d’une vacuité profonde, et la tristesse de ce néant. Son âme était comme ces paysages où rien n’apparaît ni ne chante, et qui semblent vides, à cause de la nuit ; mais ils ne sont qu’obscurs, et il suffit que l’aube se lève pour qu’ils se révèlent, tout verts de fraîches feuillées ou tout jaunes de blés mûrs, avec leurs rivières que secoue en mousses de neige la roue bavarde du moulin, avec leurs chaumes d’or qui s’allument sous un gazouillis réveillé d’oiseaux, au penchant brumeux des collines !