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Page:Monselet - Les Oubliés et les Dédaignés, 1876.djvu/274

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OUBLIÉS ET DÉDAIGNÉS.

Était-ce accablement physique ? était-ce fatigue morale ? ou bien subissais-je l’influence de cette atmosphère chargée d’haleines en feu et de parfums de liqueurs ? Peut-être pour ces trois causes je m’assoupis.

L’ennemi que redoutent le plus les hommes d’intelligence, c’est leur sommeil, presque toujours frère du délire, plein de faiblesses et de terreurs, de larmes et de souvenirs ; sommeil dépensé en accès puérils de courage, de passion ou de désespoir ; quelquefois, aussi, entrecoupé de sublimités et d’aperçus étranges qu’on ne peut pas réussir à se rappeler. — Le sommeil raille la vie ; il joue au roman avec les ressorts distendus de l’imagination ; c’est un chat entré dans un cabinet pendant l’absence du maître, et qui promène à l’étourdie sa patte sur toutes sortes de papiers classés, qu’il dérange, qu’il dissémine. J’ai toujours eu peur de mon sommeil, comme on a peur d’un invisible adversaire.

Et puis, le sommeil à soixante et dix ans, quand on n’est arrivé à rien, quand on sait qu’on n’arrivera plus à rien, quand on s’aperçoit cruellement de la déconsidération qui vous entoure, et qu’on n’est plus assez fort pour la braver ; — le sommeil, quand on n’a pas acquis le droit de s’y livrer, c’est horrible !

Je m’endormais cependant.

Le bruit des écus remués, les exclamations des joueurs, les rires étouffés des femmes m’arrivaient à travers mon assoupissement léger, qui me laissait percevoir aussi la lumière ; — mais au bout de quelques instants rien ne m’arriva plus : je tombai tout d’un coup au fond du sommeil, comme quelqu’un qui tombe au fond de l’Océan.