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Page:Monselet - Les Oubliés et les Dédaignés, 1876.djvu/63

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MERCIER.

— Oserai-je vous supplier de m’en faire connaître quelques vers ?

— Quand j’aurai fini une seconde pipe.

Sur ces entrefaites, une femme entra, haute de quatre pieds et large de trois : c’était la maîtresse du poëte. Les chiens, par respect, lui cédèrent un fauteuil. Bientôt Crébillon posa sa seconde pipe, et commença à réciter des vers fort obscurs d’une tragédie qu’il avait composée de mémoire et qu’il récitait de même ; Mercier n’y comprit rien. Cependant il se crut obligé d’adresser force compliments au bonhomme, lequel parut tellement enchanté, qu’il le gratifia immédiatement d’une petite carte sur laquelle était son nom écrit en caractères très-fins. C’était un passe-port pour voir une de ses tragédies. Ensuite Crébillon revint à sa pipe et ne la quitta plus. Au bout d’un quart d’heure, Mercier comprit qu’il était temps de prendre congé. Il se leva. Les chiens se levèrent aussi, aboyèrent de nouveau et l’accompagnèrent jusqu’à la porte de la rue.

Le lendemain — vivant contraste — notre Sébastien Mercier entrait sur la pointe de l’escarpin chez Crébillon le fils. « Celui-ci, raconte-t-il, était taillé comme un peuplier, haut, long, menu : il contrastait avec la taille forte et le portrait de son père. Jamais la nature ne fit deux êtres plus voisins et plus dissemblables. Crébillon fils était la politesse, l’aménité et la grâce réunies. Il avait vu le monde, il avait connu les femmes autant qu’il est possible de les connaître : il les aimait un peu plus qu’il ne les estimait. Nos principes littéraires étaient d’accord : il me dit en confidence qu’il n’avait pas encore achevé la lecture des pièces de son père, mais que cela viendrait. Du