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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/120

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s’eslance dans le troisiéme sans marchander : il est contraint de confesser, qu’en ce chien là, un tel discours se passe : J’ay suivy jusques à ce carre-four mon maître à la trace, il faut necessairement qu’il passe par l’un de ces trois chemins : ce n’est ni par cettuy-cy, ni par celuy-là, il faut donc infailliblement qu’il passe par cet autre : Et que s’asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiéme chemin, ni ne le sonde plus, ains s’y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien, et cet usage de propositions divisées et conjoinctes, et de la suffisante enumeration des parties, vaut-il pas autant que le chien le sache de soy que de Trapezonce ?

Si ne sont pas les bêtes incapables d’être encore instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous reconnaîssons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l’astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, témoigne qu’ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun est saoul, ce croy-je, de voir tant de sortes de cingeries que les batteleurs apprennent à leurs chiens : les dances, où ils ne faillent une seule cadence du son qu’ils oyent ; plusieurs divers mouvemens et saults qu’ils leur font faire par le commandement de leur parolle : mais je remarque avec plus d’admiration cet effect, qui est toutes-fois assez vulgaire, des chiens dequoi se servent les aveugles, et aux champs et aux villes : je me suis pris garde comme ils s’arrestent à certaines portes, d’où ils ont accoustumé de tirer l’aumosne, comme ils evitent le choc des coches et des charrettes, lors méme que pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage : j’en ay veu le long d’un fossé de ville, laisser un sentier plain et uni, et en prendre un pire, pour esloigner son maître