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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/121

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du fossé. Comment pouvoit-on avoir faict concevoir à ce chien, que c’estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de son maître, et mespriser ses propres commoditez pour le servir ? et comment avoit-il la connaissance que tel chemin luy estoit bien assez large, qui ne le seroit pas pour un aveugle ? Tout cela se peut-il comprendre sans ratiocination ?

Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir veu à Rome d’un chien, avec l’Empereur Vespasian le pere au Theatre de Marcellus. Ce chien servoit à un batteleur qui joüoit une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avoit son rolle. Il falloit entre autres choses qu’il contrefist pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue : après avoir avallé le pain qu’on feignoit être cette drogue, il commença tantost à trembler et branler, comme s’il eust esté estourdy : finalement s’estendant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et trainer d’un lieu à autre, ainsi que portoit le subject du jeu, et puis quand il cogneut qu’il estoit temps, il commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s’il se fust revenu d’un profond sommeil, et levant la teste regarda çà et là d’une façon qui estonnoit tous les assistans.

Les bœufs qui servoyent aux jardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner certaines grandes rouës à puiser de l’eau, ausquelles il y a des baquets attachez (comme il s’en voit plusieurs en Languedoc) on leur avoit ordonné d’en tirer par jour jusques à cent tours chacun, ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu’il estoit impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage, et ayans faict leur tâche ils s’arrestoient tout court. Nous sommes en l’adolescence avant que nous sachions compter jusques à cent, et venons de descouvrir des nations qui n’ont aucune connaissance des nombres.

Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu’à être instruit. Or laissant à part ce que