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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/414

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conte, qu’un qui avoit achepté un More esclave, estimant que cette couleur luy fust venue par accident et mauvais traictement de son premier maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuvages avec grand soing : il advint que le More n’en amenda aucunement sa couleur basanée, mais qu’il en perdit entierement sa premiere santé. Combien de fois nous advient-il de voir les medecins imputans les uns aux autres la mort de leurs patiens. Il me souvient d’une maladie populaire qui fut aux villes de mon voisinage, il y a quelques années, mortelle et tres-dangereuse : cet orage estant passé, qui avoit emporté un nombre infini d’hommes, l’un des plus fameux medecins de toute la contrée vint à publier un livret touchant cette matiere, par lequel il se ravise de ce qu’ils avoient usé de la seignée, et confesse que c’est l’une des causes principales du dommage qui en estoit advenu. Davantage, leurs autheurs tiennent qu’il n’y a aucune medecine qui n’ait quelque partie nuisible, et si celles mesmes qui nous servent, nous offencent aucunement, que doivent faire celles qu’on nous applique du tout hors de propos ? De moy, quand il n’y auroit autre chose, j’estime qu’à ceux qui hayssent le goust de la medecine, ce soit un dangereux effort, et de prejudice, de l’aller avaller à une heure si incommode avec tant de contre-cœur ; et croy que cela essaye merveilleusement le malade en une saison où il a tant besoin de repos. Outre ce que, à considerer les occasions sur-quoy ils fondent ordinairement la cause de nos maladies, elles sont si legeres et si delicates que j’argumente par là qu’une bien petite erreur en la dispensation de leurs drogues peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or, si le mesconte du medecin est dangereux, il nous va bien mal, car il est bien mal aisé qu’il n’y retombe souvent : il a besoing de trop de pieces, considerations et circonstances pour affuter justement son dessein ; il