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204 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

— Je vais lui donner une tisane bien sucrée...

Cette singerie me déplut. La parole évangélique me revint en mémoire : « Race incrédule et perverse... »

— Tais-toi donc, lui dis-je avec impatience.

C'était la première fois que je le traitais avec brusquerie. Il leva vers moi des yeux surpris. Et tout aussitôt, chan- geant de ton et d'expression, il porta la main à sa poitrine et dit :

— Je crois que je vais encore avoir un étouffement.

La scène violente de la cour avait été vue d'un répéti- teur. En raison des conséquences dangereuses qu'elle avait failli avoir, l'agresseur fut gravement puni, et l'affaire fit assez de bruit pour qu'on n'osât plus persécuter ouverte- ment Silbermann. Mais ses ennemis ne désarmèrent pas et changèrent seulement de tactique. Nous fûmes tous deux mis en quarantaine. Personne, ni en récréation ni en classe, ne nous adressa plus la parole. Les groupes s'écar- taient sur notre passage ; les bouches se fermaient. Main- tenant, tandis que je me promenais dans la cour avec lui, je tâchais, n'ayant plus à le défendre, à le perfectionner, ce qui était aussi ma mission. J'aurais voulu qu'il perdît ce besoin continuel de s'agiter, de parler, de se mettre en évidence. Je lui recommandais d'une façon détournée le recueillement intérieur et la discrétion, ces principes qu'on m'avait prêches avec tant de fruit dans ma famille.

— Est-ce que tu ne goûtes pas un plaisir particulier, lui disais-je, lorsque tu gardes secret quelque sentiment, lorsque tu caches soigneusement aux autres toutes tes pen- sées et tous tes désirs ?

Mais le plus souvent il accueillait mes conseils avec un air narquois, comme s'il eût eu une arrière-pensée railleuse sur cette morale.

Je m'aperçus bientôt que Silbermann était très sensible au délaissement où l'on nous avait réduits tous les deux. L'absence de discussion était pour son esprit un désœuvré-

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