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La Nouvelle Revue Française

allait avoir vingt ans.[1] « Je me souviendrai toute ma vie du soir où j’eus vingt ans. Assis dans ma petite chambre, la nuit tombant sur le jardin éteignait mes fleurs et mes oiseaux pendant que le ciel devenait tendre comme une âme souffrante… Maman tira de l’eau, le treuil du puits grinça, le seau heurta les parois avec retentissement. C’est à ce moment surtout que je sentis venir mes vingt ans. Pourquoi ? Je ne suis pas un malade qui voit de merveilleuses correspondances. Mais le puits criait comme une âme de fer que l’on attaque au crépuscule et ses cris entraînèrent les miens. On eût dit qu’il y avait quelque danger dans le monde. Je sentis venir, mes vingt ans au fond de mon cœur frileux, et je fus triste parce qu’ils n’étaient pas ce qu’ils devaient être."[2]

Vingt ans, et le croisement des chemins : que d’espoir, que d’incertitude ! Dans sa vingt et unième année, Philippe commit les deux grandes erreurs de son apprentissage. Toutes deux furent fécondes. Il se crut destiné à écrire en vers, et il voulut cesser d’être pauvre.

Je crois bien que je ne suis pas innocent de la première faute de Philippe, qui fut d’écrire en vers, en vers « symbolistes » ou « décadents ». Philippe était prosateur de naissance, il débuta par des poèmes en prose, et le vers fut toujours pour lui une langue artificielle. Je croyais au contraire à l’éminente dignité du rythme et de la mesure. Philippe partagea d’autant plus aisément mon préjugé, que le vers a toujours pour un débutant quelque chose d’attrayant et d’encourageant : c’est déjà faire œuvre d’art

  1. Charles-Louis Philippe naquit à Cérilly (Allier) le 4 août 1874, du mariage de Charles Philippe et de Jeanne Déchatre.
  2. La Mère et l’Enfant, p. 133.