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Enfance et jeunesse
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que de n’écrire pas comme tout le monde. Mais la grosse splendeur rude des Parnassiens nous froissait. Baudelaire était déjà bien loin de nous. Il nous fallait des modèles contemporains. Le dernier chapitre de la Littérature française de Gidel nous révéla, en 1894, Verlaine et Mallarmé. Philippe n’aima jamais Verlaine[1] ; mais il s’éprit fougueusement de Mallarmé, le musicien pur. Il découvrit chez un libraire la Revue Blanche, et nous l’achetions à tour de rôle, nous évertuant à interpréter les sybillines Variations sur un sujet. Quelques vieux numéros de la Revue Indépendante et de la Vogue, trouvés chez un bouquiniste, achevèrent de nous contaminer. Chez Philippe, le mal du symbolisme prit très vite un caractère grave. Une horrible éruption de « roseurs », de « touffeurs », d’« ambiances » et d’« errances » dépare son style de cette époque ; ses phrases, chargées d’ellipses et d’incidentes, se recroquevillent bizarrement ; les épithètes deviennent substantifs (le doux des fruits, le loin des bois ; l’eau tiède se mue en la tiédeur de Veau) ; des verbes imprévus (subtiler, luminer, se mieller) heurtent d’utiles adjectifs néo-latins comme « alme » et « pallide » ; les verbes neutres exhibent de honteux participes : une soirée languie, des phrases divaguèes, une chanson souvenue ! — Cher Philippe, dans deux ans tu passeras des soirées à lire la grammaire française de Larive et Fleury pour t’épouiller de cette vermine.[2]

  1. « Alors tu crois toujours à Verlaine. Je t’avouerai que ce qu’on m’en a dit et ce que j’ai lu de lui m’en ont bien dégoûté. » — Lettre à l’auteur, 27 juin 1895.
  2. « Mallarmé fit… beaucoup de mal, parce que l’autorité de ce magique esprit, son despotisme involontaire, d’autant plus redoutable qu’il était plus voilé de douceur, put incliner certains esprits non négligeables, mais trop flexibles, ou trop jeunes, pas assez formés, les plier en des postures peu sincères, leur faire adopter une syntaxe, une manière d’écrire qui supposait et que nécessitait une méthode, mais qui sans elle n’était plus que manière et que pure affectation ». (André Gide, Prétextes, p. 255.)