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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/116

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avec des éclats si bruyants et à sauter sur ce banc avec tant de pétulance, que je reconnus bien qu’elle devoit être près de nous, quoique je ne l’entendisse pas encore ; je me penchai vers le côté d’où je l’attendois, et mes bras étendus prouvèrent les siens. M. Robert n’avoit pas cette fois accompagné ses domestiques, et j’en sentis sur-le-champ la raison, qui devoit être celle aussi du retard inaccoutumé d’Eulalie : j’avois oublié qu’il y eût des étrangers au château.

Ce qu’il y a de bien étrange, monsieur, c’est que son arrivée, si vivement désirée, me remplit de je ne sais quelle inquiétude que je ne connoissois point encore. Je n’étois plus à mon aise avec Eulalie comme la veille. Depuis que nous devions tout l’un à l’autre, je n’osois plus rien demander. Il me sembloit que son père, en me donnant un nouveau droit, m’avoit imposé mille privations. Je craignois d’exercer le pouvoir d’un mot, les séductions d’une caresse. Je sentois bien mieux qu’elle étoit à moi et je redoutois bien plus de la toucher. J’aurois crains de la profaner, en écoutant son souffle, en effleurant sa robe, en saisissant de ma bouche un de ses cheveux flottants. Elle éprouvoit peut-être le même sentiment, car notre conversation fut quelque temps celle de deux personnes qui se sont peu connues. Cela ne pouvoit pas durer longtemps. Les illusions de la dernière journée n’étoient pas encore vieillies. Puck avoit soin de nous les rappeler en bondissant de l’un à l’autre, comme s’il avoit souffert de nous voir si éloignés et si froids. Je me rapprochai d’Eulalie, et mes lèvres cherchèrent ses yeux, le seul endroit de son visage qu’elles eussent touché jusqu’à la veille de ce jour-là. Elles y touchèrent un bandeau. Tu es blessée, Eulalie !… — Un peu blessée, répondit-elle, mais bien légèrement, puisque je passe avec toi la journée comme d’ordinaire, et qu’il n’y a entre ta bouche et mes yeux qu’un ruban vert de plus.