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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/312

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siècles, dans le petit pays de Judée, et dont l’impression s’est perpétuée jusqu’à nous, surtout chez les classes naïves de la société, à travers une soixantaine de générations ? Si vous l’avez oublié, je vous dirai ce que c’étoit. Il y avoit un homme alors, un pauvre et digne homme, un ouvrier nazaréen, qui avoit lu avec fruit dans son enfance, qui avoit voyagé pour s’instruire et pour cacher sa vie, qui avoit pénétré le secret moral de tous les mythes des religions surannées et qui revenoit après vingt ans dans le pays de ses pères à la tête d’une douzaine de sages aussi misérables que lui, proclamer le premier la vérité en face de toutes les tyrannies et de toutes les religions de l’ancien monde. Ce n’étoit pas une petite affaire, car on n’a jamais révélé aux esclaves qu’ils étoient les égaux de leurs maîtres, sans leur donner l’envie de s’en faire des esclaves ; mais il enveloppoit ses leçons d’une morale si conciliante et si douce que les plus superbes et les plus irrités se laissoient façonner, en dépit d’eux-mêmes, à l’indulgence de sa pensée. Il ne fut tiré qu’une épée dans son histoire, et il l’a maudite. Les riches de la terre se soulevèrent contre lui, l’aveugle populace le chargea d’ignominies, les prêtres le firent fouetter de verges, et il se trouva, comme cela se trouve toujours, un traître pour le vendre et des juges pour le condamner. On le pendit un vendredi entre deux voleurs, auxquels il adressoit en mourant des paroles d’amour et de charité, de la bouche qui venoit de pardonner à ses bourreaux. Ce fut un grand malheur pour le genre humain, qui ne méritoit d’ailleurs ni une telle loi ni une telle victime, mais dont il aurait avancé les affaires de plus de deux mille ans s’il avoit vécu âge d’homme, comme sa bonne constitution et ses bonnes mœurs sembloient le lui promettre. On refera bien des révolutions avec ses principes, mais j’ai peur qu’on n’en fasse plus avec ses sentiments, et c’est ce qui imprimera aux révolutions à venir une tache indélébile de scandale et de fré-